EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

 

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SODAN c. TURQUIE

(Requête no 18650/05)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2016

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sodan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Ksenija Turković, Jon Fridrik Kjølbro, juges, et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2106,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18650/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ramazan Sodan (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 mai 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui est juriste de formation, a été autorisé à présenter lui-même sa cause.

3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

4. Le requérant allègue en particulier une violation de sa liberté de pensée, de conscience et de religion ainsi que de son droit au respect de sa vie privée.

5. Le 29 mai 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1952 et réside à Ankara.

7. À l’époque des faits, il était adjoint au préfet d’Ankara.

8. Le 16 juin 1998, un inspecteur général du corps préfectoral (mülkiye başmüfettişi) fut chargé d’enquêter sur le comportement général du requérant sur la base de divers textes, dont deux circulaires – l’une émanant des services du Premier ministre, l’autre du ministère de l’Intérieur – relatives au séparatisme et à l’intégrisme au sein du corps préfectoral.

9. L’inspecteur rendit son rapport le 24 juin 1998. Ce rapport de deux pages se présente sous la forme d’un compte rendu de l’audition des personnes que l’inspecteur avait rencontrées au sujet du requérant, accompagné d’une proposition.

10. D’après le rapport, le préfet d’Ankara avait en substance déclaré à l’inspecteur :

– que, bien que les convictions religieuses du requérant fussent connues de tous, il n’avait jamais été témoin d’agissements discriminatoires de l’intéressé, dans l’exercice de ses fonctions, sur la base de ses croyances ;

– que, néanmoins, les convictions religieuses du requérant et la circonstance que sa femme portait un voile influençaient négativement ses « relations sociales » ; que l’intéressé s’acquittait des tâches qui lui étaient confiées, mais ne se montrait pas entreprenant ; que le comportement général du requérant portait atteinte à l’image que se devait d’inspirer un membre du corps préfectoral ; que son mode de vie ne coïncidait pas avec « la personnalité moderne, ataturquiste et entreprenante que l’on attend d’un membre du corps préfectoral » ;

– et que, par conséquent, le requérant ne pouvait continuer à exercer ses fonctions à Ankara et devait être muté dans un autre département.

11. L’adjoint au préfet d’Ankara Z.G. aurait de son côté déclaré :

« L’adjoint Sodan a une conviction religieuse déterminée (si je ne m’abuse il est proche du mouvement Süleymaniste) et son épouse porte le voile ; cette façon de vivre ne sied pas du tout à un sous-préfet de la République ; un tel comportement est mal vu ; il est par conséquent inévitable de muter l’intéressé à un poste de directeur juridique dans un autre département. »

12. Un autre adjoint au préfet d’Ankara, T.E., aurait quant à lui exprimé comme point de vue :

– que, malgré ses convictions religieuses, le requérant faisait preuve d’impartialité dans l’exercice de ses fonctions ;

– que, toutefois, le port du foulard par son épouse n’était pas convenable ;

– qu’il y avait lieu, par conséquent, de le muter dans un autre département.

13. Un troisième adjoint au préfet d’Ankara ainsi que plusieurs sous-préfets du même département avaient émis des avis similaires.

14. Le commandant de la garnison n’avait pu être interrogé en raison d’un déplacement. Un agent des services de renseignements (Milli İstihbarat Teşkilatı) avait refusé de répondre à l’inspecteur.

15. Dans son analyse, l’inspecteur indiquait :

– que le requérant avait travaillé au sein du ministère de l’Intérieur et était de ce fait connu des services centraux ; qu’il était notoire que son épouse portait le voile depuis très longtemps, et que l’intéressé avait une personnalité renfermée ;

– que cela avait une incidence négative sur l’exercice de ses fonctions préfectorales ; qu’en effet, un membre du corps préfectoral se devait d’être « un citoyen modèle ayant une apparence et des opinions modernes » ; que c’était, d’ailleurs, ce que le public attendait de ce corps ;

– que la circonstance qu’aucune activité intégriste du requérant n’avait pu être prouvée ou observée ne pouvait constituer un argument pour permettre à l’intéressé de continuer à exercer ses fonctions d’adjoint au préfet Ankara.

16. En conclusion, le rapport de l’inspecteur proposait de muter le requérant dans un autre département ou à un poste de l’administration centrale n’impliquant aucune fonction de représentation.

17. Le requérant ne fut jamais auditionné au cours de cette enquête.

18. Le 23 juillet 1998, il fut muté à Gaziantep comme adjoint du préfet.

19. Le 31 juillet suivant, le requérant forma un recours en annulation devant le Conseil d’État.

20. Dans son mémoire en défense, l’administration exposa :

– que le Conseil national de la sécurité (Milli Güvenlik Kurulu) avait, lors de sa réunion du 28 février 1997, adopté la décision no 406 visant, entre autres, les activités fondamentalistes ;

– que le ministère de l’Intérieur avait reçu des plaintes selon lesquelles certains membres du corps préfectoral ne remplissaient pas convenablement les missions qui leur incombaient dans la mise en œuvre de la décision susmentionnée, voire s’y opposaient ; que les services centraux avaient décidé de dépêcher un inspecteur pour enquêter sur ces allégations ;

– qu’à l’issue de son enquête, l’inspecteur avait relevé que le requérant avait certaines convictions religieuses et que son épouse portait le voile, et avait proposé la mutation de l’intéressé ; que cette proposition avait été retenue par le ministère ;

– que, dès lors, le recours était dénué de fondement et devait être rejeté.

21. Le 24 octobre 2001, la 5e section du contentieux du Conseil d’État rejeta le recours du requérant au motif qu’il était légalement possible de muter un membre du corps préfectoral avant la fin de la durée pour laquelle il avait nommé, soit sur demande du préfet du département dans le ressort d’exercice des fonctions, soit sur le fondement d’une évaluation faite par un inspecteur.

22. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt, en faisant valoir :

– que ses convictions religieuses n’avaient jamais interféré avec ses fonctions ;

– que son épouse portait un voile en raison de ses croyances, circonstance qui ne pouvait avoir aucune incidence sur sa nomination ;

– que le rapport d’inspection était dénué d’objectivité ;

– qu’il avait toujours fait preuve d’efficacité dans son travail, et n’avait jamais fait l’objet d’une mauvaise appréciation.

23. Le 14 octobre 2004, l’Assemblée des sections du contentieux du Conseil d’État rejeta le pourvoi.

24. L’arrêt fut notifié au requérant le 8 décembre 2004.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La règlementation relative à la mutation des membres du corps préfectoral

25. L’article 22 du Règlement du 24 juin 1986 relatif à la nomination, l’évaluation et la mutation des membres du corps préfectoral prévoit qu’une nouvelle mutation peut intervenir avant l’écoulement d’un délai de deux ans notamment sur le fondement du rapport motivé d’un inspecteur dudit corps.

B. La décision no 406 du Conseil national de la sécurité

26. Lors de sa réunion du 28 février 1997, le Conseil national de la sécurité (CNS) avait adopté sa décision no 406 indiquant au Gouvernement dix-huit mesures à prendre pour combattre les « activités intégristes hostiles au régime ».

27. Parmi celles-ci figuraient notamment les suivantes :

– transférer au ministère de l’Éducation nationale les foyers, fondations et écoles ayant un lien avec les confréries religieuses ;

– mettre un coup d’arrêt aux activités des confréries religieuses, prohibées par la loi no 677 du 30 novembre 1341 (1925) sur la fermeture des couvents (tekke ve zaviye) et des mausolées et l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres ;

– prendre le contrôle des groupes de presse qui, mettant en exergue la révocation de certains militaires en raison de leurs activités intégristes, présentaient l’armée comme hostile à la religion ;

– étendre à toutes les administrations les mesures prises au sein de l’armée pour empêcher le noyautage par des ultrareligieux ;

– empêcher les pratiques contraires à la loi sur les tenues vestimentaires et donnant de la Turquie une image archaïque.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

28. Le requérant allègue que sa mutation a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée ainsi qu’à son droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion au sens des articles 8 et 9 de la Convention.

29. Le Gouvernement conteste cette thèse.

30. Compte tenu des circonstances de l’espèce et de la formulation des griefs, la Cour estime que les doléances du requérant doivent être examinées sur le terrain de l’article 8 de la Convention, lu toutefois à la lumière de son article 9.

Ces dispositions se lisent comme suit :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 9

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

31. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, il y a lieu de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

32. Le requérant soutient qu’il a été muté en raison de ses convictions religieuses, et du port du voile par son épouse. Il précise qu’il n’existe aucune disposition légale ou réglementaire interdisant aux épouses des fonctionnaires de porter un voile.

33. Le Gouvernement conteste ces allégations et affirme que la raison principale de la mutation du requérant n’est pas à chercher dans ses convictions religieuses ou sa vie privée, mais dans ses traits de caractère, qui selon lui s’accommodent mal avec la fonction exercée.

Il expose que le requérant a été évalué comme étant une personne renfermée sur elle-même et ayant un caractère passif. Or, à ses yeux, ces éléments constituent un obstacle à l’exercice de fonctions de représentation dans la capitale.

34. Par ailleurs, le Gouvernement fait valoir que le requérant a, le 31 avril 2008, été promu à la fonction de préfet d’Adıyaman. Une telle promotion constitue à ses yeux la preuve que le mode de vie du requérant ou le port du voile par son épouse n’ont pas constitué des obstacles à son ascension professionnelle.

35. Le requérant rétorque que sa promotion est liée à un changement de politique consécutif à l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP).

36. Il précise en outre que l’enquête dont il a été l’objet avait été demandée sur la base de la décision no 406 du CNS du 28 février 1998; ce point aurait été confirmé par l’administration dans son mémoire en défense devant le Conseil d’État.

2. Appréciation de la Cour

a. Principes applicables

37. On ne saurait déduire de l’article 8 un droit générique à l’emploi ou au renouvellement d’un contrat de travail à durée déterminée. Cela étant, la Cour a déjà eu à se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 à la sphère de l’emploi. À cet égard, elle rappelle que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles. Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8, lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. En outre, la vie professionnelle est souvent étroitement mêlée à la vie privée, tout particulièrement si des facteurs liés à la vie privée, au sens strict du terme, sont considérés comme des critères de qualification pour une profession donnée. Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (voir Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 109, CEDH 2014 (extraits), et les références y figurant).

38. S’agissant de l’article 9, il y a lieu de rappeler que la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A).

39. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion ». Aux termes de l’article 9, la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, « en public » et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir « individuellement » et « en privé » ; en outre, elle comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement », sans quoi du reste « la liberté de changer de religion ou de conviction », consacrée par l’article 9 risquerait de demeurer lettre morte (ibidem).

40. Le caractère fondamental des droits que garantit l’article 9 § 1 de la Convention se traduit aussi par le mode de formulation de la clause relative à leur restriction. À la différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11, qui englobe l’ensemble des droits mentionnés en leur premier paragraphe, celui de l’article 9 ne vise que la « liberté de manifester sa religion ou ses convictions ». Il constate de la sorte que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Dans le même temps, il souligne l’importance primordiale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et du fait que l’État ne peut dicter à l’individu ce qu’il doit croire ou prendre des mesures visant à le faire changer de convictions par la contrainte.

41. Si l’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites, il ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction. Il ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction religieuse et il ne confère pas aux individus agissant de la sorte le droit de se soustraire à des règles qui se sont révélées justifiées (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 212, CEDH 2005‑XI).

42. La Cour a déjà considéré comme légitime de soumettre les membres de la fonction publique, en raison de leur statut, à une obligation de réserve au regard de l’article 10 de la Convention ou de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses, au regard de l’article 9. Ces principes s’appliquent également à l’article 8 de la Convention. Les devoirs déontologiques d’un haut fonctionnaire représentant l’État peuvent empiéter sur sa vie privée, lorsque par son comportement – fût-ce en privé –, le fonctionnaire porte atteinte à l’image ou à la réputation de l’institution qu’il représente (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 71, 19 octobre 2010).

b. Application au cas d’espèce des principes susmentionnés

43. La Cour observe que le requérant a été muté du poste d’adjoint au préfet de la capitale à un autre poste d’adjoint, cette fois-ci en province dans une ville de moindre importance. Si la mutation constitue en principe une mesure habituelle dans la carrière d’un fonctionnaire, il n’en demeure pas moins qu’elle peut avoir des effets négatifs sur la vie professionnelle de l’intéressé, notamment lorsque celui-ci est muté vers un poste moins prestigieux. Bien entendu, la seule existence de ces conséquences négatives n’est pas en soi de nature à rendre la mutation contraire aux droits garantis par la Convention. Ce qui importe en l’espèce c’est de déterminer les motifs de cette mutation et de vérifier leur compatibilité avec les dispositions conventionnelles.

44. Dès lors, la question qui est au cœur de la présente affaire est celle de savoir si le requérant a été muté uniquement en raison de ces qualifications et des exigences du poste, comme le soutient le Gouvernement, ou plutôt, comme l’affirme le requérant, en raison de ses convictions religieuses et de sa vie privée (comparer avec Ivanova c. Bulgarie, no 52435/99, § 81, 12 avril 2007).

45. À cet égard, la Cour observe à titre liminaire que l’enquête interne diligentée au sujet du requérant a été ordonnée sur le fondement de la décision no 406 du CNS. Ce point est confirmé aussi bien par le rapport de l’inspecteur que par le mémoire en défense de l’administration devant le Conseil d’État.

46. Or, force est d’admettre que ladite décision et les mesures qu’elle propose ne traitent nullement de la capacité des hauts fonctionnaires à incarner l’autorité et à être entreprenant dans l’exercice des missions qui leur incombent. Elles concernent seulement la place de la religion dans la société et au sein des institutions ainsi que des tenues vestimentaires.

47. Par ailleurs, si le rapport d’inspection mentionne effectivement certains traits de caractère du requérant, il accorde une place considérable à ses convictions religieuses et à la circonstance que son épouse portait un voile.

48. Si la mutation du requérant était exclusivement ou principalement fondée sur ses compétences, comme le soutient le Gouvernement, il serait difficile de comprendre la raison pour laquelle une importance si particulière a été accordée par les autorités à ses convictions religieuses, à la tenue de son épouse et, plus généralement, à la décision no 406 du CNS.

49. Prenant en compte les circonstances de l’espèce dans leur globalité, la Cour considère qu’il existe un lien de causalité manifeste entre la vie privée et les convictions du requérant d’un côté, et sa mutation de l’autre. Elle estime que la mutation du requérant constitue une sorte de « sanction déguisée », c’est-à-dire une mesure qui, sans relever formellement de la sphère disciplinaire, dénote l’intention de son auteur de sanctionner l’agent en portant une certaine atteinte à sa situation professionnelle sur la base de griefs dirigés contre lui, en l’espèce son mode de vie, ses croyances et la tenue vestimentaire de son épouse.

50. Aux yeux de la Cour, la mutation du requérant constitue donc une ingérence dans sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

51. Elle observe que le Gouvernement n’indique ni la base légale de cette ingérence, ni le but légitime qu’elle poursuivait, ni les raisons pour lesquelles elle pourrait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

52. La Cour réaffirme que la Convention n’exclut pas la possibilité d’imposer un certain devoir de réserve ou une certaine retenue au fonctionnaire dans le but de garantir la neutralité du service public et d’assurer le respect du principe de laïcité. Elle n’exclut pas non plus la possibilité de sanctionner les fonctionnaires en raison de leur appartenance à des partis politiques ou des groupes affichant des idées racistes ou xénophobes, ou bien à des sectes établissant un lien de solidarité rigide et indissoluble entre leurs membres ou encore poursuivant une idéologie contraire aux règles de la démocratie (voir Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 55, 31 mai 2007).

53. Elle note toutefois qu’en l’espèce, et de l’aveu même du rapport d’inspection, le requérant était impartial dans l’exercice de ses fonctions et qu’aucune activité relevant de l’intégrisme religieux n’avait été constatée (voir paragraphes 10, 12 et 15 ci-dessus, et, a contrario, Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007, qui concernaient la révocation d’officiers en raison de leurs agissements portant atteinte à la discipline militaire et au principe de laïcité et non de convictions et opinions religieuses ou du port du foulard par leurs épouses).

54. La seule proximité ou appartenance, réelle ou supposée, du requérant à un mouvement religieux ne saurait constituer un motif suffisant en soi pour prendre à son encontre une mesure défavorable, dès lors qu’il n’a pas été clairement démontré, soit que le requérant n’agissait pas de manière impartiale ou recevait des instructions des membres dudit mouvement, soit que le mouvement en question représentait véritablement un danger pour la sécurité nationale.

55. Au demeurant, à supposer que tel fût effectivement le cas, il serait difficile de comprendre comment ce danger pouvait être écarté par une simple mutation de l’intéressé dans une autre ville, plutôt que par sa révocation.

56. En ce qui concerne le port du voile par l’épouse du requérant, la Cour a déjà admis que la règlementation de la tenue vestimentaire des fonctionnaires, et particulièrement l’interdiction du port de signes religieux, pouvait être justifiée par des impératifs liés aux principes de neutralité de la fonction publique et de laïcité (Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, 24 janvier 2006).

57. Aux yeux de la Cour, toutefois, le souci de préserver la neutralité du service public ne pouvait justifier l’entrée en compte, dans la décision de muter le requérant, de la circonstance que son épouse portait le voile, élément qui relevait de la vie privée des intéressés et ne faisait par ailleurs l’objet d’aucune règlementation.

58. Enfin, s’agissant de l’argument du Gouvernement tiré de la promotion du requérant à un poste de préfet près de dix ans après les faits, la Cour n’aperçoit pas de quelle manière cette circonstance pourrait avoir une incidence sur la question soulevée par la présente requête.

59. Au terme de cette appréciation des circonstances de l’espèce, la Cour tient pour établi que la décision de muter le requérant à un poste équivalent dans une ville de moindre importance administrative était motivée par des éléments relevant de sa vie privée. À supposer que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait l’un des buts légitimes énoncés à l’alinéa 2 de l’article 8, la Cour considère que celle-ci n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

61. Le requérant dénonce une violation de son droit à un procès équitable à raison de la durée de la procédure judiciaire litigieuse. Il invoque sur ce point l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

62. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

63. La Cour observe qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

64. La Cour rappelle également que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 59), elle a notamment précisé qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes du même type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, elle décide de poursuivre l’examen de la présente requête.

65. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

66. Le Gouvernement estime qu’une durée de six ans et deux mois était en l’espèce raisonnable.

67. En réponse, le requérant réitère son grief.

68. La Cour observe que la procédure litigieuse a été engagée le 31 juillet 1998 et qu’elle s’est achevée le 14 octobre 2004. Elle a donc duré plus de six ans et deux mois. Aux yeux de la Cour, ce délai pour statuer sur le recours en annulation du requérant, puis sur son pourvoi en cassation, ne s’explique ni par la complexité de l’affaire ni par le comportement du requérant. Il ne répond donc pas à l’exigence du délai raisonnable.

69. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

70. Le requérant soutient que sa mutation était contraire au droit interne et se plaint d’une violation de l’article 7 de la Convention.

71. La Cour observe que le requérant ne s’est pas vu infliger de peine au sens de la disposition invoquée.

72. Dès lors, à supposer que son grief soulève une question distincte de celle examinée sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour le déclare irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

74. Le requérant réclame 50 000 livres turques (TRY) pour préjudice matériel. Il indique qu’après sa mutation, il a été contraint de restituer son logement de fonction à Ankara et de louer un appartement pour y loger ses enfants afin que ces derniers poursuivent leurs études dans la capitale. Il présente à l’appui de sa demande un contrat de location ainsi que des relevés bancaires démontrant qu’il s’est acquitté du loyer.

75. Il demande en outre 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. L’ingérence litigieuse aurait retardé de 8 à 10 ans sa promotion à un poste de préfet.

76. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

77. La Cour peut admettre que la mutation du requérant ait pu lui occasionner certains frais. Toutefois les informations qui lui ont été soumises par l’intéressé ne permettent pas de déterminer la part relevant de la responsabilité de l’Etat. Dès lors, elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 9 000 EUR au titre du préjudice moral.

78. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 et de l’article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 9 000 EUR (neuf mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposJulia Laffranque Greffier adjointPrésidente