EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FETİ DEMİRTAŞ c. TURQUIE

(Requête no 5260/07)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 2012

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


 

 

En l’affaire Feti Demirtaş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith,
greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5260/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Feti Demirtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 janvier 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Mes T. Alsancak, J.E. Andrik, R. Kohlhofer et A. Carbonneau, avocats exerçant respectivement à İzmir, New York, Vienne et Tbilissi. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Dans sa requête, M. Demirtaş allègue en particulier que les traitements qu’il aurait subis et la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience ont emporté violation des articles 3, 5, 6, 7, 9 et 13 de la Convention.

4. Le 13 mai 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant, M. Feti Demirtaş, est né en 1981 et réside à Istanbul. Il a été baptisé le 25 juillet 2001, à l’âge de vingt ans, et est témoin de Jéhovah. Il déclare avoir étudié la Bible et refuser d’accomplir son service militaire afin de suivre les paroles d’Esaïe, selon lesquelles « l’on n’apprendra plus la guerre » (La Bible, Esaïe 2:4).

A. Les circonstances de l’espèce

1. Refus d’effectuer le service militaire

6. Les 17 et 22 février 2005, le requérant adressa deux lettres au ministère de la Défense, dans lesquelles il déclarait :

« (...) Je vous informe que je suis témoin de Jéhovah et que je ne peux pas effectuer mon service militaire pour des raisons de conscience. »

7. Par une lettre du 28 février 2005, la direction chargée de l’enrôlement auprès du ministère de la Défense invita le requérant à se présenter au service militaire. Elle répondit également à ses lettres en ces termes :

« En vertu de l’article 10 de la Constitution, « tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires ». Par ailleurs, selon l’article 72 de la Constitution, « le service national est un droit et un devoir pour tout citoyen turc. »

D’après l’article 1 (...) de la loi no 1111 sur le service militaire, « tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire ».

Notre législation ne prévoit pas la dispense du service militaire pour des raisons de conscience. »

8. Le 8 avril 2005, le requérant adressa une nouvelle lettre au ministère de la Défense, dans laquelle il se déclarait prêt à effectuer un service civil en remplacement du service militaire.

9. Par une lettre du 18 avril 2005, il fut invité à se présenter au bureau du recrutement pour y effectuer les formalités auxquelles il devait se soumettre avant de commencer à accomplir le service militaire.

2. Incorporation du requérant et refus de porter l’uniforme

a) Incorporation forcée

10. Le 31 mai 2005, le requérant, qui s’était présenté au bureau de recrutement de Beyoğlu, fut arrêté et conduit au commandement de la gendarmerie de Maslak.

11. Le 4 juin 2005, il fut emmené au commandement de la formation militaire de Balıkesir pour effectuer son service militaire. Il intégra le régiment mais refusa constamment de porter l’uniforme militaire. En raison de cette attitude, neuf poursuites pénales furent engagées à son encontre devant le tribunal du commandement des forces aériennes d’İzmir (« le tribunal du commandement »), composé de deux juges militaires et d’un membre officier. Il fut condamné par ce tribunal à plusieurs peines privatives de liberté d’une durée allant de un à six mois, pour plusieurs faits de « désobéissance persistante » ainsi que de « désobéissance aux ordres devant un groupe de militaires », faits réprimés respectivement par l’article 87 § 1 et l’article 88 du code pénal militaire (« le CPM »). L’intéressé purgea les peines ayant acquis un caractère définitif. De même, dans le cadre de ces procès, l’intéressé fut à maintes reprises enfermé dans une maison d’arrêt militaire et fut aussi placé en détention provisoire dans la maison d’arrêt militaire de Şirinyer, à Izmir. Par ailleurs, il fut placé à trois reprises sous surveillance médicale dans des hôpitaux militaires aux fins d’établir son aptitude à accomplir le service militaire.

Les procédures en question sont résumées ci-dessous.

b) Procédures pénales engagées contre le requérant

12. Le 7 juin 2005, M. Demirtaş participa pour la première fois au rassemblement militaire, qui réunit plus de 400 soldats. A cette occasion, il refusa de porter l’uniforme, déclarant que le port de l’uniforme militaire n’était pas compatible avec ses convictions religieuses. Il fut d’emblée placé en garde à vue.

13. Le 8 juin 2005, il fut placé en détention provisoire.

14. Par un acte d’accusation du 26 juillet 2005 (action no 1), le procureur militaire près le tribunal du commandement accusa le requérant de désobéissance persistante aux ordres commise avec l’intention d’user de ruse dans le but d’échapper au service militaire, et requit sa condamnation en application de l’article 88 du CPM. Il souligna notamment que l’infraction reprochée avait été commise devant plus de 400 soldats.

15. A l’audience du 10 août 2005, le requérant plaida non coupable. Il réitéra sa volonté de ne pas porter l’uniforme et de ne pas effectuer le service militaire pour des raisons de conscience, et affirma que, n’ayant pas signé les documents concernant son incorporation, il n’avait pas acquis le statut militaire. A cet égard, il soutint que le fait d’avoir dû, en tant que civil, comparaître devant une juridiction composée exclusivement de militaires constituait en soi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Le tribunal du commandement ordonna la mise en liberté provisoire de l’intéressé.

16. Devant la Cour, le requérant allègue que, à son arrivée dans la caserne d’Erzurum, le 13 août 2005, il a été menacé et forcé de porter l’uniforme militaire.

17. Lors du rassemblement qui eut lieu le 23 août 2005, il refusa à nouveau de porter l’uniforme.

18. Le 2 septembre 2005, il comparut devant le tribunal du commandement, qui ordonna son placement en détention provisoire.

19. Le même jour, le procureur militaire engagea une nouvelle action pénale contre le requérant pour l’acte de désobéissance commis lors du rassemblement du 23 août 2005. Il accusa l’intéressé de « désobéissance persistante » (action no 2).

20. Le 29 septembre 2005, le tribunal du commandement ordonna la mise en liberté provisoire du requérant.

21. Lors du rassemblement qui eut lieu le 4 octobre 2005, le requérant refusa à nouveau de porter l’uniforme.

22. S’agissant de l’action no 1, le 6 octobre 2005 le tribunal du commandement déclara le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine de cinq mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 88 du CPM. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire le 21 mars 2006.

23. Le 17 octobre 2005, le tribunal du commandement ordonna le placement en détention provisoire du requérant.

24. Le 18 octobre 2005, le procureur militaire engagea une troisième action pénale contre le requérant pour l’acte de désobéissance commis lors du rassemblement du 4 octobre 2005. Il accusa l’intéressé de « désobéissance persistante » (action no 3).

25. S’agissant de l’action no 2, le 27 octobre 2005 le tribunal du commandement déclara le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine de vingt-cinq jours d’emprisonnement sur le fondement de l’article 87 § 1 du CPM. Il ordonna la mise en liberté provisoire de l’intéressé. Le 21 juin 2006, ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire.

26. Lors du rassemblement du 15 novembre 2005, le requérant refusa une nouvelle fois de porter l’uniforme.

27. Le 7 décembre 2005, le tribunal du commandement ordonna le placement en détention provisoire du requérant.

28. Le 13 décembre 2005, le procureur militaire engagea une autre action pénale contre le requérant pour l’acte de désobéissance commis lors du rassemblement du 15 novembre 2005. Il accusa l’intéressé de « désobéissance persistante » (action no 4).

29. Dans le cadre des actions pénales nos 3 et 4, une expertise médicale fut ordonnée par le tribunal du commandement afin d’établir l’aptitude du requérant à effectuer son service militaire et à être jugé. Du 23 au 28 décembre 2005, M. Demirtaş séjourna dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire d’İzmir. A l’issue des examens médicaux, le psychiatre de l’hôpital diagnostiqua un trouble de l’adaptation n’affectant cependant pas l’aptitude à être jugé. Quant à l’aptitude du requérant au service militaire, il précisa qu’un congé de trois mois avait été accordé à l’intéressé pour le trouble de l’adaptation. Il ajouta que la situation du requérant serait reconsidérée à l’issue de cette période.

30. A la fin de la période de congé de trois mois, le requérant séjourna, du 31 mars au 5 avril 2006, à l’hôpital militaire d’İzmir en vue de l’établissement de son aptitude au service militaire. Il fut déclaré apte au service militaire et regagna son régiment.

31. Lors du rassemblement du 7 avril 2006, le requérant refusa toujours de porter l’uniforme.

32. Le même jour, le colonel M. Aydın punit le requérant d’une sanction privative de liberté, à savoir un arrêt de rigueur de cinq jours, sur le fondement de l’article 169 du CPM.

33. Le 12 avril 2006, le procureur militaire engagea une action pénale contre le requérant pour l’acte de désobéissance commis lors du rassemblement du 7 avril 2006. Il accusa l’intéressé de désobéissance persistante (action no 5).

34. Le 16 mai 2006, le tribunal de commandement ordonna la mise en liberté conditionnelle du requérant à partir du 17 mai 2006.

35. Le 18 mai 2006, le tribunal du commandement décida de joindre les actions nos 3 et 4 et déclara le requérant coupable de désobéissance persistante aux ordres avec l’intention d’user de ruse dans le but d’échapper au service militaire et de désobéissance persistante. Il le condamna à une peine de cinq mois d’emprisonnement pour le premier chef d’inculpation et de vingt-cinq jours pour le second. Le 26 décembre 2006, ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire.

36. Le 22 mai 2006, le requérant fut convoqué au bureau du colonel M. Aydın où il réitéra son refus de porter l’uniforme militaire et d’exécuter les ordres du commandant du régiment. Il fut placé en détention à la maison d’arrêt du régiment.

37. Le 25 mai 2006, le tribunal du commandement ordonna la détention provisoire du requérant.

38. Par un acte d’accusation du 31 mai 2006, le procureur militaire près le tribunal du commandement accusa le requérant de désobéissance persistante pour son acte du 22 mai 2006 et requit sa condamnation (action no 6).

39. Quant à l’action pénale no 5, le 30 juin 2006, le tribunal du commandement déclara le requérant coupable de désobéissance persistante et le condamna à une peine de deux mois et quinze jours d’emprisonnement. Le 12 décembre 2006, ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire.

40. Le même jour, le requérant fut mis en liberté provisoire.

41. Le 4 juillet 2006, il refusa de porter l’uniforme militaire et d’exécuter les ordres du commandant du régiment. Il fut à nouveau placé en détention à la maison d’arrêt du régiment.

42. Le 6 juillet 2006, le tribunal du commandement ordonna la détention provisoire du requérant.

43. Par un acte d’accusation du 14 juillet 2006, le procureur militaire près le tribunal du commandement accusa le requérant de désobéissance persistante pour son acte du 4 juillet 2006 (action no 7).

44. Le 26 juillet 2006, le tribunal du commandement ordonna la mise en liberté conditionnelle du requérant.

45. Le 30 octobre 2006, l’intéressé fut libéré.

46. Le 1er novembre 2006, il refusa de porter l’uniforme militaire et d’exécuter les ordres du commandant du régiment. Il fut placé en détention.

47. Le 3 novembre 2006, le tribunal du commandement ordonna la détention provisoire du requérant.

48. Par un acte d’accusation du 14 novembre 2006, le procureur militaire près le tribunal du commandement accusa le requérant de désobéissance persistante pour son acte du 1er novembre 2006 (action no 8).

49. Le 1er décembre 2006, le requérant fut relaxé.

50. Le 4 décembre 2006, un procès-verbal attestant le refus du requérant de porter l’uniforme militaire fut dressé. L’intéressé fut placé en garde à vue.

51. Le 6 décembre 2006, le juge assesseur près le tribunal du commandement n’estima pas nécessaire de placer le requérant en détention provisoire et rejeta la demande du procureur militaire en ce sens.

52. Le 7 décembre 2006, M. Demirtaş refusa de porter l’uniforme militaire et d’exécuter les ordres du commandant du régiment, et fut placé en garde à vue.

53. Le 8 décembre 2006, sur demande du procureur militaire, le tribunal du commandement ordonna la détention provisoire du requérant.

54. Par un acte d’accusation du 13 décembre 2006, le procureur militaire près le tribunal du commandement accusa le requérant de désobéissance persistante pour ses refus des 4 et 7 décembre 2006 (action no 9).

55. Le 20 février 2007, le requérant fut soumis à un examen médical au centre psychiatrique de l’hôpital militaire d’İzmir où il séjourna deux jours.

56. Dans un rapport du 23 février 2007, les médecins conclurent que le requérant présentait toujours un trouble de l’adaptation et qu’il était inapte au service militaire. Ils précisèrent que la reconnaissance de cette inaptitude était valable à compter du 4 décembre 2006.

57. Par un arrêt du 17 mai 2007, le tribunal du commandement acquitta le requérant pour ses refus des 4 et 7 décembre 2006 (action no 9). Pour ce faire, il tint compte du fait que l’intéressé avait été déclaré inapte au service militaire à compter du 4 décembre 2006. Le 7 mai 2008, cet arrêt fut confirmé par la Cour de cassation militaire.

58. Le 28 juin 2007, le tribunal correctionnel de Çal ordonna la mise en liberté conditionnelle du requérant à partir du 30 juin 2007.

59. S’agissant des actions pénales nos 6, 7 et 8, le 12 novembre 2008 le tribunal du commandement déclara le requérant coupable de désobéissance persistante et le condamna au total à une peine de « six mois et quarante-cinq jours » d’emprisonnement pour ses trois refus du 22 mai, du 4 juillet et du 1er novembre 2006.

60. Le 12 mai 2009, le jugement du 12 novembre 2008 fut confirmé par la Cour de cassation pour autant qu’il concernait l’acte du 22 mai 2006. En revanche, la haute juridiction infirma partiellement pour vice de procédure le même jugement pour autant qu’il concernait l’acte du 1er novembre 2006. Il ressort du dossier que cette procédure est toujours pendante devant les instances internes.

61. Au cours des procédures devant le tribunal du commandement, le requérant se prévalut notamment de l’article 9 de la Convention et dénonça un manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal.

c) Les plaintes pénales déposées par le requérant et la procédure ultérieure

62. Entre-temps, le 24 août 2005, le requérant avait déposé une plainte pour mauvais traitements. Dans sa plainte, il alléguait que, le 8 juin 2005, alors qu’il était détenu dans la maison d’arrêt militaire de Şirinyer, deux des gardiens l’avaient maltraité et menacé.

63. Le 9 décembre 2005, il présenta une lettre au commandement concerné, dans laquelle il demandait l’ouverture d’une action pénale contre les responsables de mauvais traitements à son encontre. Il alléguait en effet que, le 8 décembre 2005, pendant sa détention à la maison d’arrêt militaire de Şirinyer, il avait été humilié et menacé par les gardiens.

64. Le 13 décembre 2005, le commandement concerné adressa une lettre au requérant. Il y précisait qu’une enquête avait été menée sur ses assertions quant aux événements du 8 juin 2005, dénoncés dans sa plainte du 24 août 2005, nonobstant le fait que la plainte en question n’était pas conforme aux formes requises. Il conclut que les allégations de l’intéressé n’étaient pas fondées. Par ailleurs, il attirait l’attention de l’intéressé sur le fait que la manière dont la plainte en question avait été déposée constituait une violation des règles disciplinaires.

65. Le 7 avril 2006, le requérant fut écroué dans la maison d’arrêt militaire de Balıkesir où il se vit forcé par le sergent A.S. et le gardien S.K. de porter l’uniforme militaire. Il subit de la part de ces derniers divers sévices en raison de son refus (il fut menotté à un lit, battu et menacé). Il déposa une plainte pour mauvais traitements.

66. Par un jugement du 24 septembre 2008, le tribunal militaire d’Izmir jugea établi que, lors de sa détention dans la maison d’arrêt de Balıkesir, M. Demirtaş avait été, aux dates du 5 et du 12 avril 2006, forcé à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire, menotté à un lit ou à une chaise pendant de longues heures, menacé et battu. Il reconnut que de tels actes constituaient des mauvais traitements, au sens de l’article 96 du code pénal.

Le tribunal militaire décida d’appliquer à A.S. et à S.K la sanction minimale, à savoir une peine d’emprisonnement de deux ans. Compte tenu du bon comportement des accusés lors du procès, il réduisit ces peines à un an et huit mois, en application de l’article 62 du code pénal. En application de l’article 231 § 5 du code de procédure pénale (paragraphe 72 ci-dessus), il différa le prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) et ordonna le placement sous contrôle des deux accusés.

67. Le 27 novembre 2008, l’opposition formée par le requérant au jugement précité fut rejetée par le même tribunal.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

68. Pour le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce concernant les infractions militaires, voir notamment l’arrêt Ülke c. Turquie (no 39437/98, §§ 42-47, 24 janvier 2006) ; quant au statut des tribunaux militaires, voir Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, §§ 15-25, CEDH 2006-VI).

Le 7 mai 2010, la loi no 5982 portant modification de certaines dispositions de la Constitution, adoptée par le parlement, a été publiée au Journal officiel. Cette loi a été soumise le 12 septembre 2010 à un référendum et a été approuvée. Selon l’article 15 de cette loi, qui modifie l’article 145 in fine de la Constitution, le législateur n’est plus obligé de tenir compte des « impératifs du service armé » dans l’adoption de la législation en matière de tribunaux militaires. Toutefois, à ce jour, la législation pertinente n’a pas encore été adoptée.

69. Saisie d’une demande de détermination de la compétence des tribunaux en matière de procédures concernant les infractions militaires, la chambre pénale du tribunal des conflits adopta le 13 octobre 2008 l’arrêt E. 2008/35, K. 2008/35, dans lequel elle déclarait notamment ceci :

« [L’]arrêt du 26 février 1965 (1965/2-1) adopté par l’assemblée en charge de l’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation militaire montre que, sur le plan pénal, une personne est considérée comme militaire après son incorporation dans son régiment (kıtaya katılmak).

Par ailleurs, dans l’arrêt du 20 juin 1975 (1975/6-4) adopté par l’assemblée en charge de l’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation militaire, il est expliqué que les auteurs des infractions prévues à l’article 63 du code pénal militaire ne peuvent être considérés comme militaires et que ces infractions ne constituent pas des infractions purement militaires, le statut militaire étant acquis après l’incorporation dans le régiment (...) »

70. Les dispositions pertinentes de la loi no 353 du 25 octobre 1963 sur l’organisation et le contentieux des tribunaux militaires disposent :

Article 2

« Les tribunaux militaires se composent de deux juges militaires et d’un membre officier (...) »

71. Par un arrêt du 7 mai 2009, publié au Journal officiel le 7 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a annulé certaines dispositions de l’article 2 de la loi no 353 et des articles 12 et 16 de la loi no 357 sur les juges militaires. Elle a jugé la participation d’un officier à la formation des tribunaux militaires incompatible avec le principe constitutionnel d’indépendance des tribunaux au sens des articles 138 et 140 de la Constitution. Par ailleurs, elle a conclu que des dispositions qui soumettaient les juges militaires à la discipline militaire et à la notation ne pouvaient passer pour compatibles avec les principes susmentionnés.

72. L’article 231 du code de procédure pénale relatif au prononcé et au report du prononcé d’un jugement dispose que, si la peine prescrite contre l’accusé est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien s’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de différer le prononcé du jugement (article 231 § 5) ; dans un tel cas, les accusés peuvent être placés sous contrôle judiciaire durant cinq ans (article 231 § 8). Par ailleurs, il peut être interjeté appel contre pareille décision de report (article 235, § 12).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Absence de qualité de victime

73. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime. Il est d’avis que le requérant, qui a été démobilisé, n’a pas d’intérêt pour agir devant la Cour.

74. Le requérant combat cette thèse.

75. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence constante, un requérant peut perdre la qualité de victime lorsque les autorités ont, premièrement, reconnu explicitement ou en substance la violation de la Convention et, deuxièmement, réparé celle-ci. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont réunies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête. Dès lors que la perte par le requérant de la qualité de victime est alléguée, il faut examiner la nature du droit en cause et la motivation des décisions rendues par les autorités nationales, et déterminer si les conséquences défavorables pour l’intéressé persistent après ces décisions (Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 67, 2 novembre 2010).

76. En l’espèce, la Cour note que M. Demirtaş allègue en particulier que la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience ont emporté violation des articles 3, 5, 7, 9 et 13 de la Convention. Elle relève qu’il se plaint également d’avoir subi des mauvais traitements dans la maison d’arrêt militaire de Şirinyer, dans son unité militaire d’Erzurum et dans la maison d’arrêt militaire de Balıkesir. Elle note qu’il dénonce en outre une violation de l’article 6 de la Convention pour avoir été jugé par un tribunal militaire.

77. S’agissant de ces griefs, la Cour ne voit aucune reconnaissance suivie d’un redressement dans la décision de démobilisation du requérant, laquelle est intervenue à l’issue de nombreuses procédures et sanctions. Aucune des conditions citées ci-dessus n’ayant été remplie en l’espèce, la Cour estime que le requérant peut se prétendre « victime » d’une violation de ces droits. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.

B. Non-épuisement des voies des recours internes

78. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a soumis aucune plainte devant les autorités sur les traitements qu’il aurait subis dans son unité militaire d’Erzurum et dans la maison d’arrêt militaire de Şirinyer. Dès lors, l’intéressé n’aurait pas épuisé les voies de recours internes à sa disposition quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention.

79. Le requérant combat cette thèse.

80. En ce qui concerne l’exception relative au non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 33, série A no 296-A, et Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-II). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200).

81. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a déposé deux plaintes, l’une le 24 août 2005 et l’autre le 7 avril 2006 (paragraphes 62 et 65 ci-dessus), dans lesquelles il dénonçait les traitements qu’il aurait subis à différentes périodes de sa détention. Elle note que sa première plainte n’a pas abouti et que la deuxième s’est en revanche soldée par la reconnaissance par le tribunal militaire de la culpabilité des responsables des actes dénoncés. Elle observe toutefois que le tribunal compétent a décidé de différer le prononcé du jugement (paragraphe 66 ci-dessus).

82. A cet égard, la Cour rappelle avoir toujours souligné que, lorsque les interdictions posées par l’article 3 sont en jeu, le dépôt d’une plainte formelle devant le parquet compétent, ainsi que, le cas échéant, une opposition contre le non-lieu, dans le contexte du droit turc s’avèrent en principe adéquats et suffisants aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, entre autres, Nurgül Doğan c. Turquie, no 72194/01, § 42, 8 juillet 2008).

83. Par conséquent, la Cour considère que le requérant, qui a déposé deux plaintes et formé opposition contre le jugement du tribunal militaire (paragraphe 67 ci-dessus) a épuisé les possibilités que lui ouvrait le système de la justice pénale turque. L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait donc être retenue.

C. Conclusion

84. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

85. Le requérant allègue avoir fait l’objet de poursuites pénales incessantes et de condamnations à cause de son refus de porter l’uniforme militaire, et se plaint également d’avoir été de plus victime de diverses formes de traitements dégradants et inhumains dans la maison d’arrêt militaire de Şirinyer, dans son unité militaire d’Erzurum et dans la maison d’arrêt militaire de Balıkesir. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

86. Le Gouvernement combat cette thèse.

87. La Cour rappelle que, suivant sa jurisprudence constante, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII, Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, 11 juillet 2006).

88. La Cour rappelle également que, pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime. La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX, et Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997-VIII). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

89. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que, dans sa décision du 24 septembre 2008, le tribunal militaire a jugé établi qu’à l’époque pertinente, à savoir les 5 et 12 avril 2006, lors de la détention du requérant dans la maison d’arrêt de Balıkesir, celui-ci avait été forcé à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire, avait été menotté à un lit ou à une chaise pendant de longues heures, avait été menacé et battu. Selon le tribunal militaire, de tels actes constituaient des mauvais traitements, au sens de l’article 96 du code pénal (paragraphe 66 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions.

90. Eu égard aux constats figurant au paragraphe précédent, la Cour estime ne pas devoir vérifier en plus la réalité des autres allégations d’agressions d’ordre physique ou psychologique présentées par le requérant, compte tenu notamment de la difficulté de rapporter la preuve de tels traitements.

91. Elle estime que les traitements dont M. Demirtaş a été victime au cours de son service militaire étaient assurément de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement la résistance physique et morale de l’intéressé. Cela vaut d’autant plus que, en sus des traitements décrits ci-dessus, le requérant a subi de multiples poursuites pénales dirigées contre lui, et que, comme la Cour l’a observé dans son arrêt Ülke (précité, § 62), le caractère cumulatif des condamnations pénales a eu pour effet de réprimer la personnalité intellectuelle de l’intéressé. La Cour estime que ces éléments sont suffisamment sérieux pour conférer aux traitements litigieux un caractère inhumain et dégradant.

92. Dans ces circonstances, la Cour estime que, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité, les traitements infligés au requérant ont provoqué des douleurs et des souffrances graves, qui sont allées au-delà du caractère habituel d’humiliation inhérent à une condamnation pénale ou à une détention. Ces éléments amènent la Cour à dire que les traitements exercés sur la personne du requérant en raison de son refus de servir dans l’armée ont revêtu un caractère à la fois inhumain et dégradant.

93. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

94. Le requérant soutient que les condamnations successives dont il a fait l’objet pour avoir refusé de servir dans l’armée ont emporté violation de l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur l’applicabilité

95. Le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Commission, arguë que l’article 9 n’est pas applicable en l’espèce. Le requérant considère pour sa part que cette jurisprudence est obsolète et qu’elle doit évoluer à la lumière des conditions actuelles.

96. La Cour a eu récemment l’occasion de revoir sa jurisprudence relative à l’applicabilité aux objecteurs de conscience de l’article 9 de la Convention (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, 7 juillet 2011). Elle rappelle avoir déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (Bayatyan, précité, § 110). Elle rappelle également que la question de savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

97. En l’espèce, la Cour observe que le requérant fait partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il faut s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Elle n’a aucune raison de douter que l’objection de l’intéressé à l’accomplissement du service militaire ait été motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation à cet égard (voir, dans le même sens, Bayatyan, précité, § 111). L’article 9 trouve donc à s’appliquer en l’espèce.

B. Sur le fond

98. La Cour observe que le requérant a été incorporé dans son régiment le 4 juin 2005, et ce nonobstant son refus constant d’effectuer le service militaire. Pour la Cour, le refus du requérant, un témoin de Jéhovah, d’effectuer le service militaire pour des raisons de conscience constitue certainement une manifestation de ses convictions religieuses (Bayatyan, précité, § 112). La Cour ne doute pas que les condamnations successives dont il a fait l’objet à cause de cette attitude et le risque de poursuites pénales perpétuelles auquel il s’est trouvé exposé pour avoir refusé d’accomplir son service militaire en raison de ses convictions s’analysent en une ingérence dans l’exercice par lui de la liberté de manifester sa religion garantie par l’article 9.

Pareille ingérence enfreint cette disposition sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

Sur la justification de l’ingérence

a) Prévue par la loi

99. Le requérant soutient que l’ingérence qu’il dénonce n’était pas prévue par la loi. Il arguë qu’il a été condamné en vertu de l’article 63 du code pénal militaire qui réprime entre autres la désertion à l’enrôlement, alors qu’en vertu de l’article 12 sur le service militaire, il faut avoir été déclaré militaire pour pouvoir commettre l’infraction en question. A cet égard, il fait valoir que, étant objecteur de conscience, il n’a jamais signé les documents d’incorporation : par conséquent, il ne pourrait pas être considéré comme un militaire. En outre, ni le code pénal ordinaire ni le code pénal militaire ne contiendraient de disposition incriminant le refus d’accomplir le service militaire pour cause de convictions religieuses.

100. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument à cet égard.

101. La Cour rappelle avoir déjà noté que le cadre juridique en Turquie n’était pas suffisant pour régir de manière adéquate les situations découlant du refus d’effectuer le service militaire pour des raisons de conviction (Ülke, précité, § 61). En tout état de cause, elle observe que, à supposer que les mesures prises à l’encontre du requérant soient prévues par la loi, elles sont incompatibles avec l’article 9 de la Convention pour les motifs exposés ci-après (paragraphe 115 ci-dessous).

b) But légitime

102. La Cour considère d’emblée que, à supposer que les mesures prises à l’encontre d’un déserteur puissent être justifiées par l’un des motifs visés au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention, elles ne peuvent en tout état de cause passer pour nécessaires dans une société démocratique pour les motifs exposés ci-après (paragraphe 115 ci-dessous).

c) Nécessaire dans une société démocratique

i. Principes pertinents

103. La Cour rappelle que, telle que protégée par l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention, et qu’elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais qu’elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, Buscarini et autres, précité, § 34, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 104, CEDH 2005-XI).

104. La Cour rappelle ensuite que, si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000-XI, et Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 114, CEDH 2001-XII).

105. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux Etats parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119, et Leyla Şahin, précité, § 110).

106. Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, vital pour la survie d’une société démocratique (Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil 1996-IV). Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des Etats parties à la Convention (Bayatyan, précité, § 122).

ii. Application de ces principes

107. La Cour observe qu’en Turquie tous les citoyens de sexe masculin déclarés aptes au service national sont tenus d’accomplir leur service militaire en vertu de l’article 72 de la Constitution et de l’article premier de la loi sur le service militaire. Etant donné qu’il n’existe pas de service civil de remplacement, les objecteurs de conscience n’ont pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlés dans l’armée s’ils veulent rester fidèles à leurs convictions. Ce faisant, ils s’exposent à une sorte de « mort civile » du fait des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquent pas d’engager contre eux et des effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultent, de l’alternance continue des poursuites et des peines d’emprisonnement et de la possibilité d’être poursuivis tout au long de leur vie. Dans son arrêt Ülke, la Cour a jugé que pareille situation était la marque d’un régime de répression incompatible avec une société démocratique au sens de l’article 3 (Ülke, précité, § 62).

La Cour souligne d’emblée que les considérations exprimées dans l’arrêt précité illustrent l’extrême sévérité des mesures prises à l’encontre des objecteurs de conscience. Ces considérations valent a fortiori pour le caractère disproportionné de l’ingérence en cause en l’espèce.

108. Par ailleurs, la Cour observe que la quasi-totalité des Etats membres du Conseil de l’Europe dans lesquels a été ou reste en vigueur un service militaire obligatoire ont mis en place des formes de service de remplacement afin d’offrir une solution aux personnes dont les convictions personnelles leur interdisaient d’accomplir leurs obligations militaires (pour une étude détaillée, voir Bayatyan, précité, §§ 46 à 49). Dès lors, ceux qui, comme la Turquie, n’ont pas encore pris de mesure en ce sens ne disposent que d’une marge d’appréciation limitée dans ce domaine et doivent, pour justifier une éventuelle ingérence, présenter des raisons convaincantes et impératives. En particulier, ils doivent apporter la preuve que l’ingérence répond à un « besoin social impérieux » (Bayatyan, précité, § 123).

109. La Cour note qu’en l’espèce le requérant, témoin de Jéhovah, a demandé à être exempté du service militaire non par intérêt ou par convenance personnelle mais en raison de convictions religieuses sincères. La Cour ne doute pas que des motifs solides et convaincants aient justifié sa demande d’exemption du service militaire. Elle note par ailleurs qu’il n’a jamais refusé de s’acquitter de ses obligations civiques en général et qu’il a au contraire demandé expressément aux autorités de lui donner la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement (paragraphe 8 ci-dessus). Il était donc disposé, pour des motifs sérieux, à partager la charge pesant sur les citoyens sur un pied d’égalité avec ses compatriotes qui accomplissaient leur service militaire obligatoire. Or, la possibilité d’effectuer un service de remplacement n’étant pas prévue, il s’est vu condamné à purger une peine d’emprisonnement.

110. La Cour rappelle que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture sont les caractéristiques d’une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (Leyla Şahin, précité, § 108). Ainsi, une situation où l’Etat respecte les convictions d’un groupe religieux minoritaire – comme celui auquel appartient le requérant – en donnant à ses membres la possibilité de servir la société conformément aux exigences de leur conscience est de nature à assurer le pluralisme dans la cohésion et la stabilité et à promouvoir l’harmonie religieuse et la tolérance au sein de la société (Bayatyan, précité, § 126).

111. La Cour conclut que le système du service militaire obligatoire en vigueur en Turquie impose aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience : il n’autorise aucune exemption pour raisons de conscience et donne lieu à l’imposition de lourdes sanctions pénales aux personnes qui, comme le requérant, refusent d’accomplir leur service militaire. Ainsi, l’ingérence litigieuse tire son origine non seulement des multiples condamnations dont le requérant a fait l’objet mais aussi de l’absence d’un service de remplacement.

112. La Cour considère qu’un tel système ne ménage pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. En conséquence, elle juge que les peines qui ont été infligées au requérant alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions ne peuvent passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique.

113. La Cour observe que le 23 février 2007, le requérant a été démobilisé sur la base du rapport médical selon lequel il présentait un trouble de l’adaptation (paragraphe 56 ci-dessus).

114. Pour la Cour, la démobilisation du requérant n’affecte en rien les considérations exprimées ci-dessus. Certes, l’intéressé, démobilisé, ne risque plus d’être poursuivi à cause de son refus d’effectuer le service militaire. Toutefois, la démobilisation du requérant n’est intervenue que par suite de l’apparition, au cours de son service militaire, d’un trouble psychologique. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’une illustration supplémentaire de la lourdeur de l’ingérence incriminée.

115. Pour toutes les raisons qui précèdent, la Cour considère que les condamnations du requérant s’analysent en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 9 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

116. Le requérant se plaint d’avoir dû, en tant que civil, comparaître devant une juridiction composée exclusivement de militaires. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime également que les procédures pénales dirigées contre lui étaient inéquitables, les autorités ne lui ayant pas appliqué l’article 80 de l’ancien code pénal turc qui régissait l’application des peines aux infractions successives.

En ses passages pertinents en l’espèce, l’article 6 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

A. Sur l’indépendance et l’impartialité du tribunal du commandement

1. Principes généraux

117. La Cour réaffirme d’emblée que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Zolotas c. Grèce, no 38240/02, § 24, 2 juin 2005). Quant à la question de l’impartialité d’un tribunal, dans le contexte spécifique de la présente affaire, il convient de l’apprécier selon une démarche objective, amenant à s’assurer que celui-ci offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, parmi beaucoup d’autres, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, § 31, Recueil 1996-II, et Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 30, Recueil 1996-III).

Quant à la condition d’« impartialité » au sens de cette disposition, elle s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer que le tribunal offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Nul ne conteste que seule la seconde démarche est pertinente dans le cas présent. Elle revient à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de l’un de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de cette juridiction. Tout comme en matière d’indépendance, les apparences peuvent revêtir de l’importance ; il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de redouter un défaut d’impartialité d’une juridiction, l’optique du ou des intéressés entre en ligne de compte. Elle ne joue toutefois pas un rôle décisif : l’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil 1998-III). En l’espèce, il se révèle malaisé de dissocier l’impartialité de l’indépendance ; aussi la Cour les examinera-t-elle ensemble (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 65, Recueil 1998-IV).

118. La Cour rappelle ensuite que la Convention n’interdit pas que les tribunaux militaires statuent sur des accusations en matière pénale contre des membres du personnel relevant de l’armée, à condition que soient respectées les garanties d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 6 § 1 (Morris c. Royaume-Uni, no 38784/97, § 59, CEDH 2002-I, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 106, CEDH 2003-XII, et Önen c. Turquie (déc.), no 32860/96, 10 février 2004).

119. La Cour souligne que le requérant, dès lors qu’il avait été incorporé dans son régiment, était considéré en droit turc comme un militaire, nonobstant son refus d’effectuer le service militaire (paragraphe 71 ci-dessus). Par conséquent, le cas du requérant diffère quelque peu du cas de M. Ergin (Ergin (no 6), précité, § 54), qui a été, alors qu’il était un civil, jugé et condamné par un tribunal militaire. Dans l’affaire susmentionnée, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention, considérant notamment qu’il était compréhensible qu’un civil qui répondait devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions relatives à la propagande contre le service militaire ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure, que, de ce fait, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le Tribunal de l’état-major se laissât indûment guider par des considérations partiales, et que l’on pouvait donc considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par lui quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction.

120. La Cour rappelle également que, dans l’affaire Önen c. Turquie (décision précitée), dans laquelle un officier militaire avait été jugé pour avoir commis un crime militaire, elle a examiné un grief tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité d’un tribunal dans le cadre d’une procédure pénale se déroulant devant une juridiction militaire. Dans cette affaire, elle a rejeté ce grief, se fondant notamment sur une affaire opposant une juridiction administrative militaire et un civil (Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 29870/96, 25 mai 2000).

2. Application de ces principes en l’espèce

121. La Cour observe qu’il ressort de l’arrêt du 13 octobre 2008 de la chambre pénale du tribunal des conflits qu’en droit pénal turc une personne est considérée comme militaire à partir de son incorporation dans son régiment (paragraphe 69 ci-dessus). Toutefois, aux yeux de la Cour, dans la détermination du statut des justiciables, il convient d’aller au-delà des apparences et de rechercher la réalité de la situation litigieuse.

122. La Cour note que M. Demirtaş a été incorporé de force et qu’il n’a jamais accepté le statut militaire au cours de son incorporation. Pour la Cour, une telle situation peut difficilement être assimilée à celle d’un militaire de carrière. Ce dernier, en embrassant une telle carrière, se plie, de son plein gré, au système de discipline militaire, qui implique, par nature, la possibilité́ d’apporter à certains droits et libertés des membres des forces armées des limitations ne pouvant être imposées aux civils (voir, mutatis mutandis, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 28, Recueil 1997-IV). Or le requérant refusait d’effectuer un quelconque service militaire pour des raisons de conscience.

123. Aux yeux de la Cour, il est tout à fait compréhensible qu’un objecteur de conscience, qui n’a jamais accepté l’incorporation dans l’armée – tel M. Demirtaş – et qui est poursuivi devant un tribunal militaire pour des infractions purement militaires, appréhende d’être jugé par un collège de trois magistrats militaires dont l’un est officier de carrière. Une telle défiance ne suffit toutefois pas pour qu’il soit conclu à une violation de l’article 6 § 1 : il convient d’avoir égard aux garanties offertes à l’intéressé par le statut des juges militaires siégeant dans les tribunaux militaires.

124. Quant aux garanties offertes aux juges militaires, la Cour fait siennes les considérations de la Cour constitutionnelle turque qui, dans son arrêt du 7 mai 2009, a jugé incompatibles avec le principe constitutionnel d’indépendance des tribunaux, au sens des articles 138 et 140 de la Constitution, la participation d’un officier à la formation des tribunaux militaires et les dispositions qui soumettaient les juges militaires à la discipline militaire et à la notation (paragraphe 71 ci-dessus). Il convient également de noter que, selon le récent amendement constitutionnel, le législateur n’est plus obligé de tenir compte des « impératifs du service armé » dans l’adoption de la législation en matière de tribunaux militaires (paragraphe 68 ci-dessus).

125. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il est compréhensible que le requérant, un objecteur de conscience ayant à répondre devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions purement militaires, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle peut être assimilée à une partie à la procédure. De ce fait, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le tribunal du commandement se laissât indûment guider par des considérations partiales. On peut donc considérer que les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction étaient objectivement justifiés (voir, mutatis mutandis, Incal, précité, § 72 in fine).

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B. Sur l’équité de la procédure

126. Le requérant se plaint d’un défaut d’équité des procédures pénales dirigées contre lui au motif que les autorités ne lui auraient pas appliqué l’article 80 de l’ancien code pénal turc régissant les peines sanctionnant les infractions successives.

Après avoir examiné ces griefs, la Cour constate qu’ils reposent pratiquement sur les mêmes faits que ceux concernant les autres griefs déjà examinés dans le présent arrêt (voir notamment le paragraphe 115 ci-dessus). Elle estime par conséquent qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief tiré du défaut d’équité allégué de la procédure.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5, 7 ET 13 DE LA CONVENTION

127. Le requérant soutient qu’il n’a jamais acquis le statut militaire et qu’il est toujours resté un civil puisqu’il n’aurait jamais signé les documents relatifs à son incorporation. A cet égard, il se plaint d’avoir été placé en détention provisoire à plusieurs reprises par des tribunaux militaires, qui ne seraient pas compétents pour juger des civils, et il allègue que ces privations de liberté n’ont pas été ordonnées selon les voies légales internes en vigueur. Il dénonce également l’absence d’une voie de recours susceptible de lui permettre d’être indemnisé pour les périodes pendant lesquelles il a été détenu de manière, selon lui, irrégulière. Il invoque à cet égard l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention.

Sur le terrain de l’article 7 de la Convention, le requérant se plaint en outre d’une violation du principe de la légalité des délits et des peines, argüant que la législation, qu’elle soit pénale, militaire ou civile, n’érige pas expressément en infraction le refus par les appelés de signer les documents relatifs à leur incorporation.

Enfin, invoquant l’article 13 de la Convention, il dénonce l’absence d’une voie de recours effective susceptible de lui permettre de mettre fin à ce cycle de poursuites et de condamnations.

128. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

129. La Cour relève que ces griefs sont liés à ceux examinés ci-dessus. Après les avoir examinés, elle constate qu’ils reposent pratiquement sur les mêmes faits que ceux concernant les autres griefs déjà examinés dans le présent arrêt.

Elle estime par conséquent qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les griefs tirés des articles 5, 7 et 13 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

130. L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :

Article 41

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

131. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu’il dit avoir subi en raison de l’angoisse causée par les poursuites pénales qui ont été lancées contre lui et qui ont toutes abouti à des condamnations.

132. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

133. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 15 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

134. Le requérant demande également 19 600 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour et accompagne sa demande d’un contrat d’honoraires.

135. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

136. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR, tous frais confondus, et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

137. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

4. Dit que le défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal a emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 5, 7 et 13 de la Convention, ainsi que de l’article 6 pour autant qu’il concerne l’équité de la procédure ;

6. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 janvier 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Françoise Tulkens
Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges A. Sajó et D. Popović.

F.T.
S.H.N.
 

OPINION CONCORDANTE DES JUGES SAJÓ ET POPOVIĆ

(Traduction)

Le requérant fut condamné pour un crime grave alors même que l’infraction qui lui était reprochée tenait à ses croyances religieuses. Certes, des croyances religieuses ou autres ne permettent à quiconque d’échapper à l’application du droit pénal général mais la Cour a estimé que ces croyances et les comportements qu’elles induisent sont protégés par la Convention (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, 7 juillet 2011). Or, le fait pour un individu d’être incarcéré pour des croyances qu’il estime fondamentales et qui sont protégées par la Convention peut en soi provoquer un sentiment d’humiliation, pour les raisons suivantes.

La Cour a dit dans l’arrêt en l’affaire Bayatyan (§ 126) que le fait d’emprisonner quelqu’un pour sa fidélité à des idées qui constituent des valeurs fondamentales des droits de l’homme dénote un très grand manque de respect par l’Etat et dénie aux membres des communautés minoritaires la possibilité de servir la société au même titre que les autres citoyens.

Si la Cour n’a pas encore eu l’occasion d’examiner sous l’angle de l’article 14 le refus d’instaurer un service civil de remplacement, la situation en l’espèce indique que les adeptes des Témoins de Jéhovah, un groupe religieux minoritaire, sont traités de manière désavantageuse et discriminatoire, en raison de leur religion. « En dehors de toute considération de l’article 14, la discrimination fondée sur la race peut, dans certaines circonstances, représenter par elle-même un « traitement dégradant » au sens de l’article 3 » (Asiatiques d’Afrique orientale (25 requêtes) c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 10 octobre 1970, Annuaire 13, pp. 928, 994, et Horváth et Vadászi c. Hongrie (déc.) no 2351/06, 9 novembre 2010). Rien ne justifie d’estimer que la discrimination fondée sur la religion soit moins ignoble ou moins préjudiciable dans ses conséquences que la discrimination fondée sur la race. Du reste, très souvent, les deux formes de discrimination se servent de camouflage l’une à l’autre.

Il s’ensuit que l’incarcération discriminatoire du requérant en raison de ses croyances religieuses, indépendamment du cumul de ses peines, s’analyse en soi en un traitement inhumain et dégradant.


 

ARRÊT FETİ DEMİRTAŞ c. TURQUIE


 

ARRÊT FETİ DEMİRTAŞ c. TURQUIE


 

ARRÊT DEMİRTAŞ c. TURQUIE


 

ARRÊT FETİ DEMİRTAŞ c. TURQUIE – OPINION SÉPARÉE