EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE WASMUTH c. ALLEMAGNE

(Requête no 12884/03)

ARRÊT

STRASBOURG

17 février 2011

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


 

 

En l’affaire Wasmuth c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
Eckart Klein, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek,
greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 16 novembre 2010 et 11 janvier 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12884/03) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, Johannes Wasmuth (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 avril 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Almut Wittling-Vogel, du ministère fédéral de la Justice.

3. Le requérant allègue que la mention sur sa fiche d’imposition sur le revenu qui indique sa non-appartenance à une société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel a enfreint les articles 8, 9 et 14 de la Convention.

4. Le 16 juin 2008, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

5. A la suite du déport de Mme R. Jaeger, juge élue au titre de l’Allemagne, le Gouvernement a désigné, le 8 juillet 2008, M. Eckart Klein pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6. Tant le Gouvernement que le requérant ont déposé des observations écrites. Des observations communes ont également été adressées au greffe par l’Eglise protestante d’Allemagne et la Fédération des diocèses [catholiques] d’Allemagne, que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement). Le requérant a répondu à ces commentaires (article 44 § 5 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Le requérant est né en 1956 et réside à Munich.

A. Les procédures antérieures du requérant

8. Le requérant exerce la profession d’avocat indépendant et de relecteur salarié. Sur sa carte d’imposition sur le salaire (Lohnsteuerkarte – ci après « carte d’imposition ») pour l’année 1997 figurait, à la rubrique « prélèvement de l’impôt cultuel » (Kirchensteuerabzug), la mention « -- ». Ces deux traits informaient l’employeur du requérant qu’il n’y avait pas lieu de retenir l’impôt cultuel.

9. Le 10 octobre 1996, le requérant demanda à la municipalité de lui délivrer une carte d’imposition dépourvue de toute mention relative à l’appartenance religieuse. La commune refusa. Le recours administratif du requérant n’aboutit pas. Le requérant saisit alors le tribunal des finances de Munich, soutenant notamment que cette mention enfreignait son droit de ne pas déclarer ses convictions religieuses et qu’il n’y avait pas de base légale pour le prélèvement de l’impôt cultuel par le Trésor public.

10. Le 24 novembre 1998, le tribunal rejeta le recours. Dans son jugement, il examina en détail les arguments du requérant quant au défaut de base légale et au caractère prétendument insupportable de l’obligation litigieuse. Il précisa que, contrairement à une affaire dans laquelle l’intéressé avait contesté sans succès l’obligation d’indiquer sur la carte d’imposition son appartenance à l’Eglise protestante avec pour conséquence sa soumission à l’impôt cultuel, il s’agissait dans le cas d’espèce de protéger le requérant contre une imposition injustifiée à l’impôt cultuel. D’après le tribunal, il ressortait par ailleurs des observations du requérant que son intention principale n’était pas de prévenir une violation de ses propres droits, mais de mettre en cause le système du prélèvement de l’impôt cultuel en tant que tel afin d’empêcher les deux grandes Eglises (catholique et protestante) d’en tirer profit.

11. Le 9 août 2000, la Cour fédérale des finances rejeta la demande du requérant tendant à l’admission d’un pourvoi en cassation au motif que celle-ci ne revêtait pas une importance fondamentale. Elle observa que la question de la compatibilité avec la Loi fondamentale de la mention, sur la carte d’imposition, d’informations concernant l’appartenance à une société religieuse (Religionsgesellschaft) avait déjà été tranchée par elle-même ainsi que par la Cour constitutionnelle fédérale. Contrairement à ce qu’alléguait le requérant, aucune circonstance nouvelle ne justifiait un réexamen de cette question. La Cour fédérale précisa qu’elle pouvait laisser ouverte la question de savoir si la mention « -- » apposée sur la carte d’imposition pouvait être qualifiée d’information sur l’appartenance à une religion.

12. Le 25 mai 2001, la Cour constitutionnelle fédérale, statuant en une chambre composée de trois juges, rejeta le recours constitutionnel du requérant (no 1 BvR 2253/00). Son raisonnement se lit ainsi :

« (...)

1. La mention, prévue par la loi, de l’appartenance religieuse sur la carte d’imposition sur le revenu n’enfreint pas les droits fondamentaux d’un employé. Elle est compatible avec la liberté de ne pas déclarer ses convictions religieuses, telle que garantie par l’article 4 de la Loi fondamentale et, en particulier, par l’article 136 § 3 de la Constitution de Weimar. En l’espèce, il en est de même en ce qui concerne la mention « -- », qui indique que le requérant n’appartient à aucune société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel.

Dans le domaine du droit relatif à l’impôt cultuel, la liberté de ne pas déclarer ses convictions religieuses est limitée par la Constitution même, à savoir par la garantie d’une fiscalité en bon ordre (geordnete Besteuerung), prévue à l’article 137 § 6 de la Constitution de Weimar. Cette garantie comprend la mention de l’appartenance à une société religieuse sur la carte d’imposition sur le salaire et la divulgation de cette appartenance qui s’ensuit. Les mêmes principes s’appliquent à la mention « -- ». Le contribuable ne supporte pas une charge excessive (unzumutbar) simplement parce qu’à travers la divulgation de sa non-appartenance à une société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel, il soutient indirectement celle-ci [référence à sa décision du 27 août 1987, no 1 BvR 472/85 concernant l’obligation d’un employeur n’appartenant à aucune confession de retenir l’impôt cultuel auprès de ses employés – voir H.-L.J. c. Allemagne, no 13418/87, décision de la Commission du 13 octobre 1988, non publiée)].

Les arguments du requérant à l’appui de la thèse opposée ne permettent pas d’aboutir à une conclusion différente, même dans la mesure où il invoque le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce principe ne figure pas dans la Loi fondamentale sous la forme d’une séparation stricte ne tolérant ni exception ni dérogation. La situation sociologico-religieuse (religionssoziologische Verhältnisse) invoquée par le requérant ne modifie en rien les principes essentiels du droit constitutionnel concernant les relations entre l’Etat, les sociétés religieuses et le citoyen. La doctrine récente en droit constitutionnel ne remet pas en cause l’état de droit constitutionnel ainsi résumé.

2. Aucun indice ne laisse supposer que les juridictions des finances aient fondamentalement méconnu l’importance et la portée de l’article 4 § 1 de la Loi fondamentale et de l’article 136 § 3 de la Constitution de Weimar lors de l’interprétation et de l’application des dispositions légales sur lesquelles elles ont fondé leurs décisions (...) »

13. Une deuxième demande du requérant concernant sa carte d’imposition pour l’année 1998 n’aboutit pas davantage et fut rejetée en dernier ressort le 30 juillet 2001 par le tribunal des finances de Munich, qui renvoya notamment aux conclusions de son jugement du 24 novembre 1998 (paragraphe 9 ci-dessus).

B. La procédure litigieuse

14. Le 9 octobre 2001, le requérant fit une nouvelle demande concernant sa carte d’imposition pour l’année 2002, mais celle-ci fut rejetée. Son recours administratif n’aboutit pas.

15. Le requérant saisit alors de nouveau le tribunal des finances de Munich d’un recours, alléguant que la mention litigieuse enfreignait son droit de ne pas déclarer ses convictions religieuses, qu’il n’existait pas de base légale pour le prélèvement de l’impôt cultuel par le Trésor public et que l’on ne pouvait exiger de lui, en tant qu’homosexuel, de participer à un système de prélèvements qui bénéficiait à des groupes sociaux dont le but déclaré était de mettre en question et de souiller, pour des raisons idéologiques, une partie essentielle de sa personnalité.

16. Le 5 février 2002, le tribunal des finances rejeta le recours. Il releva que la compétence des autorités fiscales locales concernant la mention de l’appartenance à une société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel était prévue par l’article 13 § 1, 2ème phrase, de la loi bavaroise sur l’impôt cultuel, l’article 39 § 1, 2ème phrase, de la loi [fédérale] sur l’impôt sur le revenu, l’article 136 § 3, 2ème phrase, de la Constitution de Weimar et l’article 107 § 5, 2ème phrase, de la Constitution de la Bavière (paragraphes 21-25 ci-dessous). Il découlait des dispositions constitutionnelles que le droit de demander à un employé des informations relatives à son appartenance religieuse impliquait aussi le droit de les utiliser, en particulier de les transmettre à l’employeur chargé de retenir l’impôt cultuel. Au droit des communes de demander des renseignements correspondait l’obligation pour le requérant de fournir ceux-ci.

17. Le tribunal nota par ailleurs que la participation du requérant se limitait à tolérer la transmission à son employeur de sa carte d’imposition portant la mention « -- ». Le requérant avait ainsi la garantie qu’aucun impôt cultuel ne lui serait imposé. La portée de cette limitation apportée à ses droits fondamentaux, qu’il devait accepter dans l’intérêt d’un prélèvement en bon ordre de l’impôt cultuel, était minime, même si l’on tenait compte de son homosexualité. Sur ce point, le tribunal reprit les principaux documents sur l’homosexualité émanant de l’Eglise catholique romaine et allemande et de l’Eglise luthérienne d’Allemagne, et conclut que l’objectif des Eglises n’était pas de porter atteinte aux droits de la personnalité (Persönlichkeitsrecht) du requérant ni de limiter ses droits vis-à-vis d’autres personnes. L’hostilité des Eglises envers le mariage homosexuel était partagée par beaucoup de groupes en dehors des Eglises. La Loi fondamentale, elle, donnait au mariage hétérosexuel une protection particulière. La prise de position des Eglises à ce sujet relevait de l’exercice de leur liberté religieuse collective et ne constituait pas un motif permettant au requérant de refuser toute participation au système de prélèvement de l’impôt cultuel, participation qui était minime. Le requérant n’était nullement empêché de s’engager pour faire changer les traditions et les conceptions religieuses. Au demeurant, il ressortait des observations de l’intéressé que son principal objectif n’était pas de prévenir une atteinte à l’un de ses droits fondamentaux, mais de faire obstacle à un système de prélèvement de l’impôt cultuel qui bénéficiait à des sociétés religieuses qu’il combattait. Or l’action du requérant s’apparentait plutôt à une actio popularis, non prévue par la législation fiscale, car il ne supportait aucune charge financière découlant du système de prélèvement de l’impôt cultuel existant. Le tribunal refusa d’admettre le pourvoi en cassation.

18. Le 31 juillet 2002, la Cour fédérale des finances rejeta la demande du requérant tendant à autoriser le pourvoi en cassation. Se référant à la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 25 mai 2001 (paragraphe 12 ci-dessus), elle considéra que le requérant n’était pas fondé à affirmer que, du fait de la mention « -- » sur sa carte d’imposition, il soutenait indirectement les sociétés religieuses habilitées à lever l’impôt cultuel. Elle estima en outre que le requérant n’était pas davantage fondé à affirmer que l’obligation de donner les informations en question n’était pas conforme à l’article 4 de la Loi fondamentale et à l’article 136 § 2 de la Constitution de Weimar. Cette question avait déjà été tranchée par la Cour constitutionnelle fédérale. L’obligation litigieuse était prévue par une loi formelle (förmliches Gesetz) et n’était pas seulement fondée, comme l’affirmait le requérant, sur des directives [administratives] relatives à l’impôt sur le revenu. Le tribunal des finances avait relevé à juste titre que le code fiscal, qui était applicable mutatis mutandis au système de prélèvement de l’impôt cultuel, prévoyait que les communes avaient le droit de demander des renseignements sur l’appartenance religieuse des contribuables et que ceux-ci avaient l’obligation de fournir ces informations. Le requérant n’était par ailleurs pas tenu de donner ces informations à son employeur, une personne privée, mais à la commune qui, elle, était habilitée à les transmettre à ce dernier.

19. Le 9 septembre 2002, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale d’un recours constitutionnel dans lequel il allégua une violation de l’article 4 de la Loi fondamentale et, en partie, de l’article 136 § 3, 1ère phrase, de la Constitution de Weimar. Il soutenait que l’obligation d’indiquer son appartenance religieuse n’avait pas de fondement juridique en droit allemand et qu’elle était déraisonnable pour lui en tant qu’homosexuel, dans la mesure où elle contribuait à un système de prélèvement d’impôt cultuel très avantageux pour les Eglises qui portaient un regard hostile sur les homosexuels. D’après le requérant, on ne pouvait dès lors exiger de lui qu’il soutienne un tel système. Il précisait qu’il ne cherchait pas à changer le système d’impôt cultuel en tant que tel, mais qu’il souhaitait obtenir une carte d’imposition dépourvue de la case concernant l’appartenance religieuse. L’émission d’une telle fiche neutre, qui d’ailleurs ne coûterait pas cher aux communes, n’entraverait pas l’exécution du prélèvement de l’impôt cultuel car celle-ci permettrait de la même manière à l’employeur de savoir s’il devait retenir ou non cet impôt. Dans le dernier alinéa de son recours, le requérant précisait qu’il introduisait ce recours afin de pouvoir, le cas échéant, saisir la Cour d’une requête individuelle par la suite.

20. Le 30 septembre 2002, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel du requérant (no 1 BvR 1744/02) au motif qu’il ne revêtait pas une importance fondamentale et que son admission n’était pas nécessaire pour assurer le respect des droits constitutionnels du requérant. Invoquant sa décision du 25 mai 2001, la haute juridiction estima que les décisions attaquées n’avaient pas enfreint l’article 4 de la Loi fondamentale combiné avec l’article 136 § 3 de la Constitution de Weimar et que les observations du requérant en l’espèce ne justifiaient pas de s’écarter de cette décision.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET COMMUNAUTAIRES PERTINENTS

A. Aperçu général concernant le système du prélèvement de l’impôt cultuel

21. Le statut des Eglises et sociétés religieuses est régi notamment par les articles 136 à 139 et 141 (articles dits ecclésiastiques – Kirchenartikel) de la Constitution de Weimar du 11 août 1919, qui ont été incorporés à la Loi fondamentale du 23 mai 1949 par le biais de l’article 140 de la Loi fondamentale. Un grand nombre d’Eglises et de sociétés religieuses, parmi lesquelles figurent l’Eglise catholique et l’Eglise protestante d’Allemagne, disposent d’un statut de personne morale de droit public mais ne font pas pour autant partie de la puissance publique. Les autres sociétés religieuses ont la capacité juridique en vertu du droit civil. Le statut de personne morale de droit public permet aux Eglises et sociétés concernées notamment de lever l’impôt cultuel lequel constitue une grande partie de leur budget total (environ 80 % pour ce qui concerne les Eglises catholique et protestante). Seuls les membres d’une Eglise ou d’une société religieuse levant l’impôt cultuel sont contraints à payer celui-ci. Toute personne désireuse de se dégager de l’obligation de payer l’impôt cultuel peut se retirer de l’Eglise ou de la société religieuse concernée par une déclaration auprès des autorités administratives étatiques. Cette déclaration n’a des effets qu’au regard de l’administration étatique. La plupart des Eglises protestantes voient cependant dans ce retrait en principe la fin de l’appartenance à l’Eglise concernée. L’Eglise catholique, quant à elle, interprète ce retrait en règle générale comme une violation grave aux obligations ecclésiales sans pour autant mettre en cause l’appartenance à l’Eglise en tant que telle.

22. L’impôt cultuel est prélevé par les autorités fiscales étatiques pour les Eglises et sociétés religieuses, qui versent en contrepartie une indemnisation à l’Etat s’élevant à 3 à 5 % du produit de l’impôt cultuel. Cet impôt est calqué sur l’impôt sur le salaire et s’élève à 8 ou à 9 % de celui-ci. En raison de ce rattachement de l’impôt cultuel à l’impôt sur le salaire de l’Etat, toute exonération d’impôt public a des conséquences pour l’impôt cultuel. Environ un tiers des membres des Eglises et sociétés religieuses levant l’impôt cultuel ne payent pas l’impôt cultuel pour cette raison. Dans un certain nombre de cas, les Eglises concernées ont alors recours à un denier du culte (Kirchgeld) qui est prélevé par l’administration ecclésiastique locale.

23. Il incombe à l’employeur du contribuable de retenir l’impôt cultuel et de le verser tous les mois directement au Trésor public avec l’impôt sur le salaire. A cet effet, les communes délivrent à chaque contribuable une carte d’impôt sur le salaire que l’employé est tenu de transmettre à son employeur. Lorsqu’il retient l’impôt cultuel l’employeur agit comme un délégué (Beauftragter) du Trésor public (voir, p. ex., les décisions de la Cour constitutionnelle fédérale du 17 février 1977, no 1 BvR 33/76, Recueil des arrêts et décisions de la Cour constitutionnelle fédérale (ci-après « Recueil »), tome 44, p. 103 ; et de la Cour constitutionnelle du Land de Bavière du 17 octobre 1967, no Vf. 134-VII-66, Recueil des arrêts et décisions de la Cour constitutionnelle de Bavière tome 20, p. 171). La carte d’impôt comporte un certain nombre de données personnelles de l’employé, dont le régime fiscal qui, de surcroît, rend en règle générale compte de l’état civil de l’employé, les abattements pour enfants à charge et l’appartenance à une Eglise ou une société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel.

24. En ce qui concerne la situation en Bavière, le droit de l’Eglise catholique de lever l’impôt cultuel se fonde sur l’article 10 § 5 du concordat entre l’Etat de Bavière et le Saint Siège du 29 mars 1924. Quant à l’Eglise protestante, ce droit ressort d’un traité entre l’Etat de Bavière et l’Eglise protestante luthérienne de Bavière sur la rive droite du Rhin du 15 novembre 1924. Pour des raisons historiques, l’Eglise catholique dispose en Bavière d’une propre administration ecclésiastique qui lève notamment l’impôt cultuel sur le revenu (dû par des professions libérales et des personnes non-salariées) et le denier du culte. En revanche, l’impôt cultuel sur le salaire qui, en Bavière (ainsi qu’au Bade-Wurtemberg), ne s’élève qu’à 8% de l’impôt sur le salaire, est prélevé par les autorités fiscales étatiques comme dans le reste de l’Allemagne.

B. Le droit constitutionnel

1. La loi fondamentale

25. L’article 2 § 1 de la Loi fondamentale garantit le droit au libre épanouissement de la personnalité.

L’article 4 § 1 garantit la liberté de croyance et de conscience ainsi que la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques.

L’article 140 dispose que les articles 136 à 139 et 141 (les articles dits « ecclésiastiques » (Kirchenartikel)) de la Constitution de Weimar du 11 août 1919 font partie intégrante de la Loi fondamentale. Les passages pertinents en l’espèce des articles 136 et 137 se lisent ainsi :

Article 136

« (...)

(3) Nul n’est tenu de déclarer ses convictions religieuses. Les autorités publiques n’ont le droit de s’enquérir de l’appartenance à une société religieuse que lorsque des droits ou des obligations en découlent ou qu’un recensement statistique ordonné par la loi l’exige.

(4) Nul ne peut être astreint à un acte cultuel, ou à une solennité cultuelle, ou à participer à des exercices religieux, ou à se servir d’une formule religieuse de prestation de serment. »

Article 137

« (1) Il n’existe pas d’Eglise d’Etat.

(2) La liberté de former des sociétés religieuses est garantie. (...)

(3) Chaque société religieuse règle et administre ses affaires de façon autonome, dans les limites de la loi applicable à tous (...)

(4) Les sociétés religieuses acquièrent la personnalité juridique conformément aux prescriptions générales du droit civil.

(5) Les sociétés religieuses qui étaient antérieurement des collectivités de droit public conservent ce caractère. Les mêmes droits doivent être, à leur demande, accordés aux autres sociétés religieuses lorsqu’elles présentent, de par leur constitution et le nombre de leurs membres, des garanties de durée (...)

(6) Les sociétés religieuses qui sont des collectivités de droit public ont le droit de lever des impôts, sur la base des rôles civils d’impôts, dans les conditions fixées par le droit du Land.

(7) Sont assimilées aux sociétés religieuses les associations qui ont pour but de servir en commun une croyance philosophique.

(8) La réglementation complémentaire que pourrait nécessiter l’application de ces dispositions relève de la législation du Land. »

2. La Constitution de la Bavière

26. L’article 143 § 3 de la Constitution du Libre Etat de Bavière (Freistaat Bayern) du 2 décembre 1946, dans sa version modifiée le 15 décembre 1998, dispose que les Eglises et sociétés religieuses, ainsi que les communautés philosophiques qui ont le statut d’une personne morale de droit public, sont habilitées à lever l’impôt cultuel. L’article 107 § 5 équivaut à l’article 136 § 3 de la Constitution de Weimar (paragraphe 21 ci-dessus).

3. La jurisprudence constitutionnelle pertinente

27. D’après la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, l’obligation de l’employé de renseigner les autorités fiscales sur son appartenance à l’une des Eglises ou sociétés religieuses levant l’impôt cultuel et, par ailleurs, celle de l’employeur n’appartenant à aucune confession de retenir l’impôt cultuel auprès de ses employés, sont conformes à l’article 4 § 1 de la Loi fondamentale. Si, à la différence d’autres droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, ce droit n’est pas assorti de restrictions explicites, il est néanmoins limité par l’article 136 § 3 et plus particulièrement par l’article 137 § 6 de la Constitution de Weimar (décisions de la Cour constitutionnelle fédérale du 23 octobre 1978, no 1 BvR 439/775, Recueil 49, p. 375 ; et du 25 mai 2001, no 1 BvR 2253/00 – voir le paragraphe 12 ci-dessus). L’imposition de l’impôt cultuel n’est pas seulement un droit des Eglises et sociétés religieuses concernées, mais constitue une tâche commune de l’Etat et de celles-ci. Il s’agit d’une obligation constitutionnelle de l’Etat qui doit assurer une fiscalité en bon ordre. Cette obligation ne peut cependant restreindre le droit consacré par l’article 4 de la Loi fondamentale qu’à condition que la limitation apportée soit proportionnée aux effets de celle-ci sur l’exécution de l’imposition (p.ex. décisions de la Cour constitutionnelle fédérale du 8 février 1977, nos 1 BvR 329/71 et autres, Recueil 44, p. 37 ; et du 2 juillet 2008, no 1 BvR 3006/07).

28. Dans une décision du 16 octobre 1979, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que, lorsqu’une mesure des pouvoirs publics était compatible avec l’article 4 de la Loi fondamentale, il n’y avait pas lieu d’examiner la compatibilité de cette mesure à l’aune de l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale (nos 1 BvR 647/70 et 7/74, Recueil 52, 223, avec référence à sa jurisprudence antérieure).

29. Par une décision rendue en 1967 à la suite d’une actio popularis, la Cour constitutionnelle du Land de Bavière a estimé que l’obligation d’un employé de renseigner les autorités fiscales sur son appartenance à l’une des Eglises ou sociétés religieuses levant l’impôt cultuel n’était pas contraire à l’article 107 § 5 de la Constitution de Bavière. Elle a précisé que l’information demandée ne concernait pas la conviction religieuse de l’intéressé, mais uniquement l’appartenance de celui-ci à l’une des Eglises ou sociétés religieuses levant l’impôt cultuel. Par ailleurs, du droit des autorités fiscales de demander l’information concernant cette appartenance résultait l’obligation de l’employé de transmettre cette information à son employeur qui agissait comme délégué du Trésor public à cet égard (décision du 17 octobre 1967, no Vf. 134-VII-66, – voir le paragraphe 23 ci-dessus). Dans une décision récente, rendue également à la suite d’une actio popularis, la Cour constitutionnelle bavaroise a confirmé la compatibilité de la mention litigeuse avec l’article 107 § 5 de la Constitution de Bavière en renvoyant à ses conclusions de 1967. Elle releva à ce propos qu’il n’y avait pas eu de changements profonds depuis 1967 étant donné que plus de 75% des habitants de Bavière appartenaient toujours à l’une des deux grandes Eglises. Elle ajouta que ses conclusions étaient en conformité avec la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale et de la Cour fédérale des finances et étaient partagées par la grande majorité de la doctrine. Quant à la compatibilité de la mention litigieuse avec le droit des intéressés à déterminer eux-mêmes les informations qu’ils étaient prêts à révéler (informationnelle Selbstbestimmung), la cour constitutionnelle observa qu’il s’agissait là d’une circonstance nouvelle qu’elle n’avait pas prise en considération en 1967, car la Cour constitutionnelle fédérale n’avait tiré ce droit de la Loi fondamentale pour la première fois qu’en 1983. Ce droit ne conférait toutefois pas de protection plus ample que le droit au silence en matière religieuse (décision du 12 octobre 2010, no Vf. 19-VII-09).

C. Les dispositions fiscales pertinentes en l’espèce

30. En application de l’article 39 § 1 de la loi relative à l’impôt sur le revenu (Einkommenssteuergesetz), dans sa version en vigueur à l’époque des faits, les communes devaient émettre chaque année une carte d’imposition sur le salaire d’après le modèle officiel (amtliches Muster) et la communiquer au salarié soumis à l’impôt sur le salaire. D’après l’article 39b § 1 de cette loi, l’employé devait présenter une carte d’imposition sur le salaire à son employeur au début de la relation de travail. L’employeur, qui devait conserver la carte d’imposition pendant toute la durée du contrat de travail, devait la rendre provisoirement à l’employé chaque fois que celui-ci devait la présenter aux autorités fiscales ou communales, et définitivement à la fin du contrat de travail. L’employeur n’avait le droit d’utiliser les données figurant sur la carte d’imposition qu’en vue de la retenue de l’impôt sur le salaire et ne pouvait les révéler sans le consentement de l’employé que si la loi le permettait.

31. L’article 92 no 1 du code fiscal (Abgabenordnung), dans sa version en vigueur à l’époque des faits, habilitait les autorités fiscales à demander des renseignements aux parties intéressées. L’article 93 § 1 disposait que les parties intéressées étaient tenues de donner aux autorités fiscales les informations nécessaires à l’imposition. Le contribuable assujetti à l’impôt sur le salaire faisait partie des « parties intéressées » (article 78 no 2 du code).

32. L’article 13 § 1 de la loi bavaroise sur le prélèvement d’impôts par les Eglises, sociétés religieuses et communautés philosophiques (loi sur l’impôt cultuel – Kirchensteuergesetz) du 21 novembre 1994, dispose que l’impôt cultuel est prélevé directement sur le salaire. L’article 18 § 1, première phrase, de cette loi renvoie au code fiscal en ce qui concerne la gestion des prélèvements ecclésiastiques.

D. Le droit communautaire

33. L’article 17 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne dans sa version postérieure à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009 est ainsi libellé :

« 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres.

2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.

3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, L’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. »

34. Le considérant 35 de la directive 95/46/CE émise le 24 octobre 1995 par le Parlement européen et le Conseil et relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données se lit ainsi :

« considérant, en outre, que le traitement de données à caractère personnel par des autorités publiques pour la réalisation de fins prévues par le droit constitutionnel ou le droit international public, au profit d’associations à caractère religieux officiellement reconnues, est mis en œuvre pour un motif d’intérêt public important; »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

35. Le requérant allègue que l’obligation qui lui est faite d’indiquer son appartenance religieuse sur sa carte d’imposition enfreint l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

36. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

37. Le Gouvernement soutient que la requête n’a pas été introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. D’après une ordonnance interne du greffe de la Cour constitutionnelle fédérale, la décision de celle-ci du 30 septembre 2002 a été envoyée au requérant le 4 octobre 2002 par une lettre ordinaire. Si l’on prend pour base une durée moyenne de trois jours de transport postal, le requérant a dû recevoir la décision de la Cour constitutionnelle fédérale avant le 14 octobre 2002, c’est-à-dire plus de six mois avant la date de l’introduction de la requête, le 14 avril 2003.

38. Le requérant objecte qu’il a apposé son tampon d’avocat sur la décision de la Cour constitutionnelle fédérale le jour de la réception de celle-ci, le 24 octobre 2002.

39. La Cour note que le tampon se trouvant sur la copie de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale indique la date du 24 octobre 2002. Elle estime que le document présenté par le Gouvernement ne prouve pas que le requérant ait reçu la décision avant le 14 octobre 2002, date décisive pour le calcul du délai de six mois (Otto c. Allemagne (déc.), no 21425/06, CEDH 2009-...). En l’absence d’éléments permettant de conclure que ce tampon a été apposé de manière illicite en l’espèce, elle ne saurait accueillir l’exception du Gouvernement.

40. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Le requérant

41. Le requérant affirme que l’obligation que lui est faite s’analyse en une ingérence dans son droit de ne pas déclarer ses convictions religieuses. Il souligne que, selon le système fiscal, l’appartenance religieuse ne doit pas seulement être communiquée aux autorités fiscales, mais aussi et surtout à l’employeur, c’est-à-dire à une personne privée. Son cas serait donc à distinguer de la situation de l’intéressé dans l’affaire H.-L. J. c. Allemagne (no 13418/87, décision de la Commission du 13 octobre 1988, non publiée), dans laquelle le requérant, un employeur, était seulement tenu de retenir l’impôt cultuel de ses employés et de le transmettre aux autorités fiscales, sans pour autant devoir indiquer sa propre appartenance religieuse.

42. Le requérant se plaint notamment que cette obligation n’a aucune base légale ni en droit constitutionnel ni dans la législation fédérale ni dans celle du Land. L’Allemagne serait par ailleurs le seul Etat en Europe qui contraindrait ses citoyens ne se réclamant d’aucune société religieuse à participer à l’encaissement des cotisations demandées par celles-ci, au mépris de leurs droits et libertés fondamentaux. Si les Eglises ont certes le droit de lever l’impôt cultuel, cela ne signifierait pas qu’elles ont aussi le droit de demander à un employeur de retenir et de transmettre cet impôt aux autorités fiscales. De même, le droit de demander des renseignements, consacré par l’article 136 § 3 de la Constitution de Weimar, n’habiliterait que les autorités fiscales. Le requérant tient à rappeler qu’il n’existe pas d’Eglise d’Etat en Allemagne et que le système du prélèvement de l’impôt cultuel ne concerne plus qu’environ 60 % de la population.

43. Le requérant soutient que cette obligation ne sert pas la protection des droits d’autrui car l’Etat et les Eglises pourraient chercher d’autres façons de prélever l’impôt cultuel sans la participation forcée de ceux qui rejettent ce système extrêmement profitable aux Eglises lesquelles, notamment l’Eglise catholique, auraient de surcroît adopté des positions hostiles et discriminatoires à l’égard de la communauté homosexuelle, à laquelle il appartient. Il précise que ce système de prélèvement est également profitable à l’Etat qui reçoit des sommes importantes par les Eglises et société religieuses en contrepartie du prélèvement et du transfert de l’impôt cultuel à celles-ci. Par ailleurs, s’il est vrai que pour la plupart des salariés le prélèvement mensuel de l’impôt sur le salaire constitue la seule imposition ne rendant nécessaire aucune déclaration d’impôts ultérieurement, le transfert de la tâche de retenir l’impôt cultuel aux administrations ecclésiastiques ne signifierait pas un surcroît de dépenses pour les autorités fiscales étatiques, mais uniquement pour les administration ecclésiastiques.

b) Le Gouvernement

44. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence. La mention « -- » signifierait que le requérant n’appartient à aucune Eglise ou société religieuse levant l’impôt cultuel, à savoir, pour ce qui concerne le Land de Bavière, les diocèses de l’Eglise catholique romaine, l’Eglise luthérienne, l’Eglise protestante réformée, l’Eglise des vieux catholiques et la Fédération (Landesverband) des cultes israélites. Le requérant pourrait donc être membre d’une autre société religieuse ou n’appartenir à aucune d’entre elles. D’après le Gouvernement, la liberté de pratiquer ou non une religion ne comprendrait pas n’importe quel acte motivé par une religion ou une croyance. Si, d’après la jurisprudence des organes de la Convention, l’obligation d’un employeur sans confession de retenir l’impôt cultuel de ses employés et de le transmettre aux autorités fiscales (H.-L. J. c. Allemagne, décision précitée) ou l’obligation d’un salarié sans confession de payer un impôt cultuel réduit au bénéfice de l’Eglise luthérienne de Suède (Lundberg c. Suède (déc.), no 36846/97, 28 août 2001) sont conformes à la Convention, l’obligation faite au requérant en l’espèce le serait d’autant plus. Le requérant n’aurait fait que répondre à une obligation légale de l’Etat s’inscrivant certes dans un contexte religieux, mais s’adressant à tous les contribuables et n’affectant en rien leur appartenance ou non à une communauté religieuse et leur droit de pratiquer ou non une religion.

45. Le Gouvernement affirme que l’obligation de donner l’information requise sur la carte d’imposition sur le revenu a une base légale et sert la protection des droits des Eglises, qui ne sont pas seulement habilitées à lever l’impôt cultuel, mais ont aussi droit à ce que le prélèvement se fasse dans les règles. Cette obligation serait aussi nécessaire pour savoir qui peut être sollicité pour payer l’impôt cultuel, tout en évitant une imposition individuelle. Le Gouvernement souligne que l’impôt cultuel est calqué sur l’impôt sur le revenu, qui lui est retenu à la source, si bien qu’une déclaration d’impôt de l’employé n’est en principe pas nécessaire ; son prélèvement simultané éviterait ainsi une deuxième imposition. Du reste, dans ses observations devant la Cour, le requérant concède que d’autres façons de prélever l’impôt cultuel seraient plus coûteuses.

46. D’après le Gouvernement, l’obligation litigieuse est acceptable (zumutbar) étant donné qu’elle ne constitue pas un soutien direct à des sociétés religieuses habilitées à lever l’impôt cultuel et que le requérant n’a subi aucun préjudice objectif, mais seulement souffert d’une impression subjective. Par ailleurs, le requérant n’aurait été tenu de donner l’information litigieuse qu’une seule fois aux autorités fiscales qui la reprenaient chaque année, sans s’adresser de nouveau à l’intéressé. Le Gouvernement insiste enfin sur la marge d’appréciation dont disposent les Etats en la matière qui serait d’autant plus grande qu’il n’existe pas, au niveau européen, de normes communes en ce qui concerne le financement des Eglises ou des cultes.

c) Les tierces parties intervenantes

47. L’Eglise protestante d’Allemagne et la Fédération des diocèses [catholiques] d’Allemagne rappellent que la Loi fondamentale est fondée sur le principe de la séparation de l’Etat et des Eglises, mais aussi sur le principe de la coopération. Ainsi, en ce qui concerne l’impôt cultuel, si les Eglises ont le droit de le lever, il appartiendrait à l’Etat d’assurer que le prélèvement se fasse dans les règles. Il s’agirait là d’une tâche commune de l’Etat et des Eglises. En ce qui concerne l’Eglise protestante et l’Eglise catholique, les sommes perçues au titre de l’impôt cultuel constitueraient la source principale pour financer leurs œuvres et activités, notamment dans le domaine social (environ 4,3 et 4,8 milliards d’euros respectivement pour l’année 2007). Si le système du prélèvement de l’impôt cultuel, établi depuis plus de cinquante ans, était abrogé, 20 à 25 % des sommes perçues par les deux grandes Eglises devraient être utilisés pour mettre un nouveau système sur pied et ne pourraient plus être investies dans leurs activités sociales. Les tierces parties soulignent par ailleurs que la prise en charge du recouvrement de l’impôt cultuel par les autorités fiscales n’est pas gratuite, puisque les Eglises protestante et catholique paient en contrepartie à l’Etat entre 2 et 4 % des sommes perçues à ce titre.

48. Les tierces parties soulignent que la mention « -- » ne permet d’avoir aucune information claire ni sur l’appartenance à une société religieuse ni sur les convictions religieuses ou philosophiques personnelles ni, par ailleurs, sur l’orientation sexuelle de l’intéressé. Ainsi, elle pourrait signifier que l’intéressé n’appartient à aucune société religieuse, qu’il s’est séparé d’une société religieuse particulière, qu’il appartient à une société religieuse qui n’est pas habilitée à lever l’impôt cultuel (comme c’est le cas de la communauté musulmane) ou qu’il est membre d’une société religieuse qui, en dépit de son statut de personne morale de droit public, n’use pas de son droit de lever l’impôt cultuel (cas de l’Eglise orthodoxe). S’il est vrai que la mention litigieuse n’est portée à la connaissance non seulement des autorités fiscales mais aussi de l’employeur, celui-ci a connaissance d’autres données
sensibles de ses employés concernant par exemple l’état civil, les enfants, la santé ou les congés, et est soumis à des lois sur la protection des données personnelles.

49. Les tierces parties sont d’avis que les éventuelles restrictions auxquelles le requérant pourrait être soumis du fait d’être contraint de donner l’information litigieuse sont minimes et se justifient au regard des intérêts des Eglises. Elles soulignent que si la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si l’article 9 de la Convention garantit le droit de lever l’impôt cultuel en tant qu’il procède de l’expression du droit d’autodétermination des Eglises et des organisations religieuses, il y a lieu de tenir compte de l’article 53 de la Convention qui s’oppose à la limitation de ce droit de lever l’impôt cultuel, reconnu par le droit constitutionnel allemand. Elles font enfin valoir que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas au système de prélèvement de l’impôt cultuel en vigueur en Allemagne (voir les paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

2. L’appréciation de la Cour

50. La Cour rappelle que, telle que protégée par l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société (Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], nº 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, Spampinato c. Italie (déc.), no 23123/04, CEDH 2007-III). La Cour rappelle en particulier que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction comporte également un aspect négatif, à savoir le droit pour l’individu de ne pas être obligé d’agir de telle sorte que l’on puisse en déduire qu’il a – ou n’a pas – de telles convictions. Il n’est pas loisible aux autorités étatiques de s’immiscer dans la liberté de conscience d’une personne en s’enquérant de ses convictions religieuses ou en l’obligeant à les manifester (Alexandridis c. Grèce, no 19516/06, § 38, CEDH 2008-..., Dimitras et autres c. Grèce, nos 42837/06, 3237/07, 3269/07, 35793/07 et 6099/08, § 78, 3 juin 2010).

a) Sur l’existence d’une ingérence

51. La Cour note en l’espèce que la mention litigieuse ne renseigne pas sur l’appartenance religieuse du requérant, mais indique uniquement que celui-ci ne fait pas partie d’une Eglise ou d’une société religieuse habilitées à prélever l’impôt cultuel et se prévalant de ce droit. Le Gouvernement en conclut qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté religieuse du requérant. Au vu de sa jurisprudence récente, la Cour estime toutefois que l’obligation faite au requérant de donner le renseignement requis aux autorités fiscales constitue une ingérence dans le droit du requérant de ne pas déclarer ses convictions religieuses (Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 41, CEDH 2010-..., et Grzelak c. Pologne, no 7710/02, §§ 87-88, 15 juin 2010).

b) Sur la justification de l’ingérence

52. Pareille ingérence est contraire à l’article 9 sauf si elle « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes, au sens de l’article 9 § 2, et est nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts.

53. La Cour note que le requérant conteste d’abord l’existence d’une base légale pour l’obligation qui lui est faite. Elle rappelle que c’est en premier lieu au juge national qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne et qu’en particulier elle n’est pas appelée à substituer sa propre interprétation du droit à la sienne en l’absence d’arbitraire (Griechische Kirchengemeinde München und Bayern e.V. c. Allemagne (déc.), no 52336/99, 18 septembre 2007, et Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 91, 15 septembre 2009).

54. La Cour note que le tribunal des finances a indiqué les dispositions légales sur lesquelles l’obligation du requérant était fondée. Le tribunal des finances a notamment relevé qu’au droit des autorités fiscales de demander des renseignements pertinents correspondait l’obligation de l’intéressé de donner ces informations. Il s’est référé à une jurisprudence constante de la Cour fédérale des finances et de la Cour constitutionnelle fédérale, et en particulier à la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 25 mai 2001 qui avait été rendue dans l’une des procédures précédentes du requérant et qui avait porté sur des griefs identiques. Ces conclusions avaient été confirmées à la fois par la Cour fédérale des finances qui avait précisé que l’obligation faite au requérant n’était pas seulement fondée sur une directive administrative, mais prévue par une loi formelle, et par la Cour constitutionnelle fédérale. Dès lors, la Cour conclut que l’obligation litigieuse avait une base légale en droit allemand et estime que le requérant ne peut invoquer un manque de prévisibilité de cette base légale.

55. Par ailleurs, de l’avis de la Cour, l’ingérence sert un but légitime, au sens de l’article 9 § 2 de la Convention, c’est-à-dire garantir les droits des Eglises et sociétés religieuses détentrices du droit de lever l’impôt cultuel consacré par le droit constitutionnel. La Cour doit dès lors se pencher sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse est proportionnée au but légitime poursuivi.

56. La Cour observe d’abord que le grief du requérant se compose de deux branches. La première branche concerne l’obligation en tant que telle de donner le renseignement en question aux autorités fiscales. La seconde branche porte sur le soutien indirect que le requérant fournirait aux Eglises et sociétés religieuses en remplissant la case sur la carte d’imposition, leur permettant ainsi de profiter du système d’impôt cultuel, alors même qu’il combat les positions prises notamment par l’Eglise catholique à propos de l’homosexualité.

57. En ce qui concerne la première partie du grief, la Cour rappelle que dans des arrêts récents, elle a estimé que le simple fait de demander la suppression de la mention concernant la religion sur des registres civils pourrait constituer la divulgation d’une information relative à un aspect de l’attitude des individus entre le divin (Işik précité, § 49) et que, lorsque les cartes d’identité comportent une case consacrée à la religion, le fait de laisser celle-ci vide avait inévitablement une connotation spécifique (ibidem § 51).

58. La Cour estime qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de celle faisant l’objet de l’arrêt précité. A cet égard, elle relève d’emblée que, à la différence de l’affaire précitée où l’intéressé faisait valoir ses droits contre les intérêts des autorités étatiques, les juridictions allemandes étaient appelées en l’espèce à mettre en balance l’aspect négatif de la liberté religieuse du requérant avec le droit des Eglises et des sociétés religieuses de lever l’impôt cultuel tel que garanti par la Loi fondamentale et devaient, au demeurant, tenir compte aussi de l’obligation de l’Etat de garantir le prélèvement en bon ordre de cet impôt. Elle observe aussi, comme le Gouvernement et les tierces parties l’ont relevé, que la mention « -- » sur la carte d’imposition n’a qu’une portée limitée en ce qui concerne l’appartenance et l’orientation religieuse ou philosophique du requérant. En effet, la mention renseigne les autorités fiscales uniquement sur le fait que le requérant n’appartient pas à l’une des six Eglises ou sociétés religieuses habilitées à lever l’impôt cultuel en Bavière et exerçant ce droit en pratique. En revanche, elle ne permet de tirer aucune conclusion concernant la pratique religieuse ou philosophique du requérant.

59. La Cour relève ensuite que la carte d’imposition n’est en principe pas utilisée en public car elle est destinée à être présentée à l’employeur et n’a pas vocation à être utilisée en dehors des relations avec l’employeur ou les autorités fiscales. Dans la mesure où le requérant soutient – d’ailleurs pour la première fois devant la Cour – que des banques, assurances ou propriétaires d’appartement pourraient demander des justificatifs de revenu, la Cour n’est pas convaincue que la carte d’imposition soit la plus appropriée pour remplir cette fonction, par rapport à des bulletins de salaires ou des attestations de l’employeur rendant compte du salaire perçu.

60. La Cour relève enfin que la seule démarche demandée au requérant consiste à donner une seule fois un renseignement ayant une portée informative limitée (voir ci-dessus), les informations figurant sur la carte d’imposition étant reprises automatiquement chaque année. Comme l’a relevé le tribunal des finances, la participation demandée au requérant se limitait à tolérer la transmission de sa carte d’imposition à son employeur. A la différence d’autres affaires portées devant la Cour (Işik précité, § 49 ; Dimitras et autres précité, § 80 ; Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 98, CEDH 2007-VIII, et Hassan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, §§ 73 et 75, CEDH 2007-XI), les autorités nationales n’ont pas demandé au requérant d’exposer pourquoi il n’appartenait pas à l’une des Eglises ou sociétés religieuses levant l’impôt cultuel et n’ont pas vérifié quelle était son orientation religieuse ou philosophique. La Cour note au demeurant que les précisions données par le requérant dans son recours constitutionnel quant à l’émission d’une carte d’imposition sans case prévue pour l’appartenance (voir paragraphe 19 ci-dessus) semblent indiquer que le requérant ne s’oppose pas à la faculté d’un employeur de savoir que ses employés sont tenus de payer l’impôt cultuel ou non.

61. La Cour estime dès lors que l’obligation faite au requérant de donner l’information requise sur la carte d’imposition ne constitue pas, dans les circonstances de l’espèce, une ingérence disproportionnée. La Cour n’exclut cependant pas qu’il pourrait y avoir de situations dans lesquelles l’ingérence dans le droit de l’intéressé à ne pas manifester ses convictions religieuses paraîtra plus significative et dans lesquelles la mise en balance des intérêts en jeu pourrait l’amener à parvenir à une conclusion différente.

62. En ce qui concerne la deuxième branche du grief du requérant, la Cour note que les juridictions allemandes ont constaté que la participation du requérant au fonctionnement du système de prélèvement de l’impôt cultuel était minime et que le renseignement demandé avait précisément pour but d’empêcher que l’intéressé fût à tort soumis au paiement d’un impôt cultuel.

63. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière (Lundberg c. Suède (déc.), no 36846/97 ; Bruno c. Suède (déc.), no 32196/96, 28 août 2001, et H.-L. J. c. Allemagne, décision précitée), et eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficient les Etats notamment en ce qui concerne les rapports entre l’Etat et les religions en l’absence de normes communes en matière de financement des Eglises et cultes, ces questions étant étroitement liées à l’histoire et aux traditions de chaque pays (Spampinato, décision précitée, et Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), no 53072/99, 14 juin 2001), la Cour estime que, même à admettre que la seule contribution du requérant au système du prélèvement de l’impôt cultuel - à savoir la fourniture de l’information litigieuse – constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé de ne pas manifester sa religion, cette ingérence n’est pas disproportionnée.

64. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

65. Le requérant dénonce en outre une violation de son droit au respect de sa vie privée. Il invoque l’article 8 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »

66. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

67. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas soulevé ce grief devant la Cour constitutionnelle fédérale alors qu’il aurait pu faire valoir son droit à déterminer lui-même les informations qu’il est prêt à révéler (informationnelle Selbstbestimmung).

68. Le requérant rétorque qu’il avait fait valoir son droit à la protection des données à caractère personnel dans la première procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale et qu’il s’était abstenu de l’invoquer de nouveau au cours de la deuxième procédure. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale examinerait les recours constitutionnels portés devant elle sous tous les aspects juridiques. Enfin, au regard de la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédéral en la matière, l’invocation du droit à la protection des données à caractère personnel, consacré par l’article 2 de la Loi fondamentale n’aurait eu aucune chance d’aboutir en raison du caractère subsidiaire de ce droit par rapport au droit de ne pas déclarer ses convictions religieuses.

69. La Cour note que le Gouvernement n’a pas contesté les observations du requérant en réponse à l’exception de non-épuisement notamment en ce qui concerne le caractère subsidiaire et la portée de la protection conférée par l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale. Compte tenu aussi de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale à cet égard (voir les paragraphes 28 et 29 ci-dessus), la Cour conclut qu’il y a lieu de rejeter l’exception.

70. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Le requérant

71. Le requérant soutient que, comme la Cour l’a dit à plusieurs reprises (Leander c. Suède, 26 mars 1987, série A no 116, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, CEDH 2000-V), toute collection, utilisation ou transmission de données personnelles constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée. L’obligation litigieuse s’analyse donc en une ingérence dépourvue de base légale qui ne servirait aucun but légitime, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, et ne serait de toute manière pas proportionné au but recherché. Le requérant renvoie pour l’essentiel à ses observations concernant l’article 9 de la Convention. Il ajoute que si un employeur a connaissance d’autres données à caractère personnel de ses employées, telles l’état civil ou le nombre d’enfants, la collection et l’utilisation de ces données seraient justifiées au regard du bien-être économique du pays, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

b) Le Gouvernement

72. Le Gouvernement affirme qu’il n’y a pas d’ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée. Il souligne que les arrêts de la Cour cités par le requérant à ce sujet ne concernaient que des données personnelles collectionnées dans le cadre de mesures de surveillance secrètes et ne pourraient être appliqués au cas d’espèce. De toute manière, quand bien même il y aurait une ingérence, celle-ci serait prévue par la loi et proportionnée au but légitime poursuivi. Le Gouvernement ajoute que la mention litigieuse vise précisément à prévenir tout prélèvement d’impôt cultuel injustifié sur le salaire du requérant.

c) Les tierces parties intervenantes

73. Les tierces parties soutiennent qu’à supposer même que l’obligation faite au requérant constitue une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée, celle-ci serait de toute manière insignifiante. Elles rappellent que la mention litigieuse ne donne à l’employeur aucune information claire sur les convictions personnelles ou les orientations sexuelles de l’employé et que l’employeur a connaissance d’autres données sensibles de ses employés tout en étant soumis à la législation sur la protection des données personnelles.

2. L’appréciation par la Cour

74. La Cour rappelle que la collecte, la mémorisation et la communication de données relatives à la « vie privée » d’un individu entrent dans le champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention (Leander c. Suède, arrêt du 26 mars 1987, série A no 116, p. 22, § 48). Même des données de nature publique peuvent relever de la vie privée lorsqu’elles sont, d’une manière systématique, recueillies et mémorisées dans des fichiers tenus par les pouvoirs publics (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 70, Antunes Rocha c. Portugal, no 64330/01, § 62, 31 mai 2005). La Cour considère que l’obligation faite au requérant constitue une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de sa vie privée (voir X. c. Royaume-Uni, no 9702/82, décision de la Commission du 6 octobre 1982, Anderberg et Grafström c. Suède, nos 13906/88 et 16792/90, décisions de la Commission du 29 juin 1992).

75. A la lumière de ses conclusions sous l’angle de l’article 9 de la Convention (paragraphes 50-64 ci-dessus), elle estime que cette ingérence était prévue par la loi et proportionnée au but légitime poursuivi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Elle conclut dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

76. Le requérant se plaint également d’une discrimination du fait de son homosexualité. Il invoque l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention.

77. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Le requérant n’aurait soulevé aucun grief tiré d’une discrimination devant la Cour constitutionnelle fédérale.

78. La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention exige qu’un requérant ait formulé au moins en substance devant les juridictions internes les griefs qu’il entend par la suite présenter à la Cour (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200). Elle rappelle aussi qu’en ce qui concerne les requêtes dirigées contre la République fédérale d’Allemagne, le recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle fédérale est en principe un recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, qu’un requérant doit introduire avant de saisir la Cour (voir, en dernier lieu, Marchitan c. Allemagne (déc.), no 22448/07, 19 janvier 2010).

79. A l’instar du Gouvernement, la Cour observe, que, dans ses conclusions présentées à la Cour constitutionnelle fédérale, le requérant ne s’est plaint que d’une violation de l’article 4 § 1 de la Loi fondamentale. Avocat de profession (voir, mutatis mutandis, Adam et autres c. Allemagne (déc.), no 290/03, 1er septembre 2005), l’intéressé n’a pas cité l’article 3 de la Loi fondamentale consacrant le droit à l’égalité de traitement et n’a formulé aucune observation portant sur une possible discrimination, comme il l’a fait devant la Cour.

80. Partant, ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 9 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 février 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de la juge Berro-Lefèvre à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva.

P.L.
C.W.
 

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE BERRO-LEFÈVRE
À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KALAYDJIEVA

Contrairement à la majorité de la chambre, je conclus qu’il y a, dans cette affaire, violation à la fois de l’article 9 et de l’article 8 de la Convention quant à la liberté de conscience et de religion du requérant et son droit au respect à la vie privée. Je vais m’en expliquer.

Il n’est bien sûr pas question de mettre en cause le financement des églises tel qu’il est prévu en Allemagne, ni leur faculté de prélever l’impôt cultuel. Ce droit est reconnu par le droit constitutionnel allemand (article 140 de la Loi fondamentale qui renvoie aux articles 136 et 137 de la Constitution de Weimar du 11 août 1919) et le droit international public (voir notamment l’article 17 § 1 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne). Ce sujet est également étroitement liée à l’histoire et aux traditions de chaque pays (Spampinato c. Italie (déc), no 23123/04, CEDH 2007-III, Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne, (déc) no 53072/99, 14 juin 2001)

Protégée par l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une société démocratique au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme, chèrement conquis au cours des siècles qui ne saurait être dissocié de pareille société (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Buscarini et autres c. Saint Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I). Comme la Cour l’a déjà rappelé dans plusieurs affaires, la liberté de manifester sa religion comporte également un aspect négatif, à savoir le droit pour un individu de ne pas être obligé d’agir de telle sorte que l’on puisse en déduire qu’il a ou qu’il n’a pas de telles convictions. Par conséquent, les autorités étatiques n’ont pas le droit d’intervenir dans le domaine de la liberté de conscience de l’individu et de rechercher ses convictions religieuses ni de l’obliger à manifester ses convictions concernant la divinité (Alexandridis c. Grèce, no 19516/06, § 38, CEDH 2008-..., Sinan Isik c. Turquie, no 21924/05, § 41, CEDH 2010-...).

Tout comme la chambre, je n’ai aucun doute sur l’existence d’une ingérence : la mention litigieuse « -- » permet ipso facto de déduire que le requérant ne partage pas, ou ne partage plus les dogmes d’une église ou d’une société religieuse habilitée à prélever l’impôt cultuel.

C’est donc sous l’angle de l’aspect négatif de la liberté de religion et de conscience que la présente affaire doit être appréhendée, à savoir le droit pour l’individu de ne pas être obligé de manifester ses convictions.

Dans l’arrêt Isik c. Turquie précité, la Cour a estimé lorsque les cartes d’identité comportent une case consacrée à la religion, que le fait de laisser celle-ci vide a inévitablement une connotation spécifique, et que les titulaires d’une carte d’identité sans information concernant la religion se distingueraient, contrairement à leur gré et en vertu d’une ingérence des autorités publiques, des personnes qui ont une carte d’identité sur laquelle figure leurs convictions religieuses. Dès lors, pour la Cour, la divulgation d’un des aspects les plus intimes de l’individu est toujours en jeu. Elle a donc conclu que pareille situation va sans nul doute à l’encontre du concept de liberté de ne pas manifester sa religion ou conviction, qui relève du for intérieur de chacun.

Certes, dans le cas d’espèce qui nous préoccupe, l’information est adressée initialement par l’individu concerné aux autorités fiscales. Mais ce qui devient gênant, c’est lorsque cette information est ensuite communiquée, via la carte d’imposition, à l’employeur.

Je ne peux me satisfaire de la justification de la divulgation à l’employeur, telle qu’avancée par le gouvernement au § 45 de l’arrêt. Selon ce dernier, pour des raisons pratiques, le prélèvement de l’impôt cultuel est calqué sur celui de l’impôt sur le revenu, c’est à dire à la source, de telle sorte qu’une déclaration d’impôt de l’employé n’est pas nécessaire ; son prélèvement simultané éviterait ainsi une seconde imposition. Ce système est aussi la garantie d’une fiscalité en bon ordre.

En d’autres termes, et en résumé, les autorités fiscales se déchargent sur les employeurs pour la collecte de l’impôt cultuel. Ce qui est d’ailleurs confirmé par les cours constitutionnelles (voir les références au § 23 de l’arrêt), qui indiquent que lorsqu’il retient l’impôt cultuel, l’employeur agit comme un délégué (Beauftragter) du Trésor public.

A mon avis, cette justification n’est pas suffisante dès lors qu’il s’agit de la mettre en balance avec la protection de la liberté invoquée par le requérant sous l’angle de l’article 9 de la Convention.

La chambre minimise aux §§ 58 et 59 les effets d’une telle déclaration auprès de l’employeur, et je ne peux suivre son raisonnement lorsqu’elle affirme que « la mention « -- » n’a qu’une portée limitée en ce qui concerne l’appartenance et l’orientation religieuse ou philosophique du requérant, puisqu’elle renseigne les autorités fiscales uniquement sur le fait que le requérant n’appartient pas à l’une des six églises ou sociétés religieuses habilitées à prélever l’impôt cultuel. »

Je rappelle tout de même que dans le récent arrêt Schüth c. Allemagne (no 1620/03, 23 septembre 2010), la Cour a souligné la place et le rôle des églises et sociétés religieuses dans ce pays. Il en ressort clairement que l’église catholique et l’église protestante emploient plus d’un million de personnes, ce qui fait d’elles l’employeur le plus important d’Allemagne après l’Etat. Il a également été relevé qu’en raison du système de la carte d’impôt sur le salaire qu’un employé doit présenter - et qui comprend d’ailleurs un certain nombre de données personnelles, dont le régime fiscal, les abattements pour enfants à charge et l’appartenance à une église ou à une société religieuse habilitée à lever l’impôt cultuel -, l’employeur prend automatiquement connaissance, dans une certaine mesure, de la situation personnelle et familiale de l’intéressé.

Ainsi, l’employé ne peut dissimuler à son employeur des évènements concernant son état civil ou ses croyances religieuses.

En conséquence, il me parait inévitable que la mention portée sur la carte litigieuse, qu’elle soit positive ou négative, puisse avoir des répercussions indésirables sur les possibilités de trouver ou d’être maintenu dans un emploi, et ce d’autant plus lorsque l’employeur occupe de fait une position prédominante dans un secteur d’activité donné et qu’il bénéficie de certaines dérogations à la législation générale, comme c’est le cas des deux grandes églises dans certaines régions en Allemagne (voir, mutatis mutandis, Schüth précité § 73).

D’ailleurs, la chambre est bien consciente de la difficulté, puisqu’au § 61 elle n’exclut pas qu’il pourrait y avoir des situations « plus significatives » dans lesquelles elle pourrait être amenée à parvenir à une conclusion différente. Je précise à cet égard que pour pouvoir se prétendre victime, il faut être directement affecté par la mesure incriminée (ce qui est bien le cas du requérant, obligé de divulguer sa non appartenance à l’une des églises levant l’impôt cultuel), mais que la qualité de victime peut exister même en l’absence de préjudice (Ilhan c. Turquie, [GC], no 222777/93, § 52, CEDH 2000-VII)

Il aurait été plus conforme à la préservation des intérêts de chacun de laisser l’administration fiscale exploiter elle-même les informations obtenues auprès des contribuables, sans intervention de l’employeur. Certes, ce transfert de tâche pourrait signifier un surcroit de dépenses pour les autorités fiscales étatiques, mais il permettrait de maintenir un équilibre entre les deux intérêts concurrents, celui des églises de lever l’impôt, et celui de l’individu au respect de sa liberté de conscience et de religion. C’est la raison pour laquelle je considère qu’en l’état actuel du système allemand, cet équilibre n’est pas préservé et qu’il y a violation de l’article 9 de la Convention.

De la même manière, je conclus qu’il y a violation de l’article 8 de la Convention ; si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, §§ 75-76, CEDH 2007-IV, et Rommelfanger, décision précitée ; voir aussi Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000).

Or, ici encore, et pour les mêmes raisons que celles développées dans le cadre de l’examen du grief du requérant sous l’angle de l’article 9, l’ingérence des autorités n’apparait pas proportionnée au but poursuivi.


 

ARRÊT WASMUTH c. ALLEMAGNE


 

ARRÊT WASMUTH c. ALLEМAGNE


 

ARRÊT WASMUTH c. ALLEMAGNE – OPINION SÉPARÉE


 

ARRÊT WASMUTH c. ALLEMAGNE – OPINION SÉPARÉE


 

ARRÊT WASMUTH c. Allemagne – OPINION SÉPARÉE