EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

TROISIÈME SECTION

 

AFFAIRE KAVAK c. TURQUIE

(Requête no 69790/01)

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

9 novembre 2006

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Kavak c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président, J. Hedigan, R. Türmen, C. Bîrsan, Mme A. Gyulumyan, MM. E. Myjer, David Thór Björgvinsson, juges,

et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 69790/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Cemal Kavak (" le requérant "), a saisi la Cour le 3 avril 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me F. Karakaş Doğan, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 30 juin 2005, la Cour (troisième section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 3, et 10 de la Convention au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1966 et réside à Istanbul.

5. A l'époque des faits, le requérant était le président de la section locale du HADEP (Parti de la démocratie du peuple) à Bayrampaşa (Istanbul). Au cours du congrès extraordinaire du HADEP, le 7 décembre 1997 à Istanbul, le requérant prononça un discours qui fut enregistré par la police.

6. Le 8 décembre 1997, les commissaires de police Kemal Çınar et Gülşen Bilgin transcrirent dans un rapport les discours prononcés au cours de ce congrès. S'agissant du requérant, le rapport indiquait qu'il avait déclaré qu'il fallait poursuivre la lutte politique d'une manière forte et qu'il avait quitté le pupitre en faisant le signe de la victoire de la main et en criant " Biji PKK " (" Vive le PKK ").

7. Le 2 mars 1998, le parquet près la cour de sûreté de l'État d'Istanbul désigna le policier Abdulkerim Seçgin pour transcrire à partir de cassettes audio les discours prononcés lors du congrès.

8. Par la suite, le procureur de la République d'Istanbul ouvrit une information judiciaire à l'encontre du requérant et des autres personnes qui avaient prononcé un discours lors du congrès.

9. Le 23 mars 1998, le parquet demanda aux autorités compétentes de prendre la déposition du requérant.

10. Le 25 mars 1998, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'État entendit Nusrettin Kaplan qui déclara avoir participé au congrès en sa qualité de membre du HADEP.

11. Le 26 mars 1998, le procureur entendit Arife Çınar qui déclara que, lors du congrès, aucune déclaration à caractère illégal n'avait été prononcée.

12. Toujours le 26 mars 1998, le procureur entendit le requérant qui reconnut avoir prononcé un discours et avoir levé la main en signe de victoire, mais nia avoir déclaré " Biji PKK ".

13. Le 1er avril 1998, le procureur entendit, en qualité de témoins, les policiers Mahir Koyuncu et Muammer Dündar, lesquels avaient enregistré le discours prononcé par le requérant. Ils déclarèrent que, bien qu'il y avait beaucoup de monde et de bruit dans le salon où se tenait le congrès, le requérant avait bien levé la main en signe de victoire et crié " Biji PKK ".

14. Par un acte d'accusation du 8 juin 1998, sur le fondement de l'article 7 § 2 de la loi no 3713, le procureur intenta une action pénale à l'encontre du requérant pour avoir fait la propagande du PKK.

15. Le 22 juin 1998, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges dont un magistrat militaire, commença à examiner la cause du requérant. Elle lui notifia copie de l'acte d'accusation ainsi que la date de la tenue de l'audience et cita à comparaître en tant que témoins les policiers Muammer Dündar et Mahir Koyuncu.

16. Le 1er septembre 1998, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges dont un juge militaire, tint une audience en l'absence du requérant. Elle constata que l'avis de notification de la tenue de l'audience avait été signifié à l'épouse du requérant mais celui-ci ne s'était pas présenté à l'audience. Elle entendit le policier Mahir Koyuncu qui déclara que le requérant avait déclaré " Biji PKK " en faisant le signe de la victoire de la main. Sur demande du procureur, elle renonça à entendre l'autre policier, Muammer Dündar. Elle délivra à nouveau une citation à comparaître à l'encontre du requérant et, le cas échéant, un mandat d'amener par contumace à son encontre.

17. Le 10 novembre 1998, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges dont un juge militaire, tint une autre audience en l'absence du requérant en précisant que l'avis de citation à comparaître avait été notifié à une personne habitant au domicile de ce dernier. Elle délivra un mandat d'amener à l'encontre du requérant compte tenu " de l'infraction reprochée et de la présomption de fuite ".

18. Le 18 décembre 1998, la cour de sûreté de l'État, composé de trois juges dont un juge militaire, tint une audience en la présence du requérant et de sa représentante. Le requérant informa la cour qu'il n'avait pas pu se présenter aux audiences précédentes en raison d'un changement d'adresse. Il reconnut avoir prononcé un discours lors du congrès tenu à Bayrampaşa et avoir fait un signe de victoire de la main, mais contesta les autres accusations portées à son encontre. D'ailleurs, l'enregistrement fait par la police montrait que le requérant n'avait pas déclaré " Biji PKK ", mais que les policiers en avaient fait une transcription manuscrite. Il demanda à interroger le policier qui avait été auditionné et que les enregistrements sonores fussent examinés par un expert indépendant.

19. A l'audience du 12 janvier 1999, le juge E.C., assisté du greffier, d'un huissier et du représentant du requérant, visionna la vidéo du discours. Le procès-verbal établi indiqua qu'il n'était pas possible d'entendre nettement le discours prononcé par l'intéressé et constata qu'une telle déclaration n'avait pas été faite (" herhangibir suç unsurlarının olmadığı ").

20. Le 18 février 1999, la cour de sûreté de l'État, composé de trois juges dont un juge militaire, en la présence du requérant et de son représentant tint une audience au cours de laquelle elle demanda à entendre les policiers Kemal Çınar et Gülşen Bilgin. L'avocate du requérant déclara qu'il n'y avait pas lieu de les entendre dans la mesure où les bandes sonores étaient incompréhensibles. La cour adressa une citation à comparaître pour entendre les témoins Kemal Çınar et Gülşen Bilgin à l'audience du 29 avril 1999.

21. A l'audience du 19 février 1999, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges dont un juge militaire, en l'absence du requérant et de son avocat, entendit les témoins Kemal Çınar et Gülşen Bilgin qui avaient demandé à être entendus ce jour là car en tant que fonctionnaires ils ne pouvaient se rendre à l'audience quand ils le souhaitaient. Gülşen Bilgin confirma les faits reprochés au requérant et le discours prononcé le 7 décembre 1997 lors du congrès du HADEP. Kemal Çınar déclara que les faits avaient eu lieu un an plus tôt ; il ne s'en souvenait plus et se référait au procès-verbal de transcription des discours.

22. Le 11 mars 1999, le requérant fut arrêté par la police à la suite du mandat d'arrestation délivré à son encontre par contumace.

23. A l'audience du 29 avril 1999, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges dont un magistrat militaire, en l'absence du requérant mais en la présence de l'avocat, lut les dépositions des témoins Gülşen Bilgin et Kemal Çınar. L'avocate du requérant contesta la manière dont ces témoins avaient été auditionnés en son absence et en celle de son client. La cour constata que ces policiers avaient été entendus lors d'une audience incidente en l'absence du requérant et de son représentant. Le requérant contesta ces dépositions dans la mesure où elles avaient été obtenues en violation du code de procédure pénale et qu'il n'avait pas pu les interroger. La cour rejeta la demande de l'avocate de faire interroger ces témoins.

24. Du 22 juin 1998 au 24 avril 1999, la cour de sûreté de l'État était composée de trois juges, dont un magistrat militaire.

25. A l'audience du 6 juillet 1999, la cour de sûreté de l'État, composée de trois juges civils, en la présence du requérant et de son avocate, entendit les témoins Mecit Aygün, Nizamettin Öztürk et Kemal Yağış, lesquels déclarèrent que, lors du congrès, le requérant n'avait pas crié " Biji PKK ".

26. A l'audience du 23 septembre 1999, sur le fondement des articles 169 et 5 de la loi no 3713, en l'absence du requérant mais en présence de son avocate, le parquet présenta ses réquisitions sur le fond.

27. Le 15 octobre 1999, l'avocate du requérant déposa son mémoire en défense. Elle précisa que le congrès avait compté de nombreux participants ; des slogans avait été scandés pendant que le requérant prononçait son discours ; la transcription des bandes audio n'avait pas permis d'établir que son client avait prononcé " Biji PKK " ; elle contesta les seuls témoins confirmant qu'il avait prononcé de tels propos dans la mesure où ils avaient été entendus au cours d'une audience incidente sans qu'elle ait pu les interroger.

28. Le 19 octobre 1999, sur le fondement des articles 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713, la cour de sûreté de l'État condamna le requérant à une peine d'emprisonnement de trois ans et neuf mois pour aide et assistance au PKK. Dans ses motifs, elle précisa qu'à l'époque des faits, le requérant était le président de la section du HADEP de Bayrampaşa. Lors du premier congrès extraordinaire du HADEP, il avait prononcé un discours, à la fin duquel il avait quitté le pupitre en levant la main, en faisant le signe de la victoire et en criant " Biji PKK ". Cela avait été confirmé par les procès-verbaux des policiers qui avaient assisté au congrès ainsi que par leurs dépositions faites sous serment. La cour précisa que, le 12 novembre 1999, elle avait écouté les cassettes audio qui étaient inaudibles et visionné la cassette vidéo, lesquelles n'avaient pas permis d'établir un quelconque élément de preuve, de sorte qu'elle ne les avait pas pris en considération. Le PKK étant une organisation terroriste armée, un tel propos en faisant l'éloge peut être considéré comme aide et soutien à une organisation armée illégale.

29. Le 11 novembre 1999, le requérant forma un pourvoi en cassation.

30. Le 8 juin 2000, le procureur général près la Cour de cassation présenta son avis écrit, aux termes duquel il demanda à cette cour de confirmer l'arrêt attaqué. Cet avis ne fut pas communiqué au requérant.

31. La Cour de cassation informa le requérant de la tenue d'une audience le 25 octobre 2000 à 9 heures. La représentante de l'intéressé informa la Cour de cassation de son indisponibilité pour des motifs professionnels, dans la mesure où elle avait une audience devant la cour de sûreté de l'État d'Istanbul. La Cour de cassation rejeta le motif invoqué.

32. Par un arrêt du 2 novembre 2000, la Cour de cassation confirma l'arrêt attaqué. Elle indiqua que l'excuse avancée par la représentante du requérant n'était pas fondée sur une raison valable ; les preuves réunies avaient été examinées de manière adéquate.

33. Par un arrêt du 8 janvier 2001, sur le fondement de l'article 1 § 3 de la loi no 4616 relative à la mise en liberté, au sursis à l'exécution des procédures et des peines ayant eu lieu avant le 23 avril 1999, la cour de sûreté de l'État ordonna le sursis à exécution de la peine prononcée à l'encontre du requérant. Elle précisa que, si dans les cinq ans à compter de la date du sursis, l'intéressé était condamné à une peine égale ou plus lourde, l'arrêt rendu à son encontre serait à exécuter.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi no 4388 relative à l'instauration des cours de sûreté de l'État

34. La loi no 4388 du 18 juin 1999 relative à l'instauration des cours de sûreté de l'État a modifié l'article 143 de la Constitution, ainsi libellé :

" (...) Les cours de sûreté de l'État se composent d'un président, de deux membres titulaires, d'un membre suppléant, d'un procureur général de la République et d'un nombre suffisant de procureurs de la République.

Le président, deux membres titulaires, un membre suppléant et le procureur général de la République sont nommés parmi les juges et les procureurs de premier rang, les procureurs de la République parmi les procureurs d'autres rangs, pour quatre ans, par le Haut Conseil des juges et des procureurs, selon la procédure définie dans la loi spéciale. Leur mandat est renouvelable (...) "

35. Les modifications nécessaires quant à la nomination des juges et des procureurs de la République furent apportées à la loi no 2845 sur les cours de sûreté de l'État par la loi no 4390 du 22 juin 1999. Selon l'article provisoire 1 de la loi no 4390, les mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l'État devaient prendre fin à la date de la publication de cette loi (le 22 juin 1999). Selon l'article 3 provisoire de la même loi, les procédures pendantes devant les cours de sûreté de l'État à la date de publication de cette loi devaient se poursuivre dans l'état où elles se trouvaient à cette date.

B. Le code pénal

36. L'article 169 du code pénal dispose :

" Quiconque (...) donne en connaissance de cause refuge, ou prête assistance, procure des vivres, des armes, des munitions ou des vêtements à une bande ou à une association telles que celles visées à l'article précédent, ou en favorise, d'une manière quelconque, les opérations, sera puni (...) "

C. La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme

37. Conformément à l'article 4 de la loi no 3713, l'infraction prévue par l'article 169 du code pénal figure dans la catégorie des " actes perpétrés aux fins de terrorisme ".

38. En vertu de l'article 5 de la loi no 3713, la peine prévue par le code pénal pour une infraction définie à l'article 4 sera augmentée de moitié.

D. La loi no 4616 relative à la mise en liberté conditionnelle et au sursis à exécution de la procédure et des peines quant aux infractions commises jusqu'à la date du 23 avril 1999

39. L'article 1 § 3 de la loi no 4616, promulguée le 21 décembre 2000, dispose que les personnes dont les condamnations sont devenues définitives bénéficieront également de cette loi.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

40. Le requérant se plaint de l'absence d'équité de la procédure devant la cour de sûreté de l'État d'Istanbul qui ne constituait pas un tribunal indépendant et impartial en raison de la présence d'un magistrat militaire en son sein du 22 juin 1998 au 24 avril 1999.

Le requérant fait valoir qu'il a été condamné, en l'absence de preuves, pour avoir crié " Biji PKK " alors même qu'une telle déclaration n'est pas contenue dans la bande sonore enregistrée par la police. L'enregistrement et la transcription de ces bandes ont été effectués par des policiers désignés comme experts dans cette affaire et ces derniers ne sauraient passer pour des experts objectifs. En outre, les témoins qu'il a cités ont déclaré qu'il n'avait pas dit " Biji PKK ".

Le requérant fait valoir que la cour de sûreté de l'État a entendu le policier Mahir Koyuncu en son absence, sans qu'il ait pu l'interroger, et qu'elle a renoncé à entendre Muammer Dündar. Il se plaint également que la cour a entendu Gülşen Bilgin et Kemal Çınar lors d'une audience incidente tenue en son absence.

Enfin, il allègue que l'avis du procureur général près la Cour de cassation ne lui a pas été notifié.

41. Le requérant y voit une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

" 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) "

A. Sur la recevabilité

42. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Par ailleurs, celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'État

43. Le Gouvernement rappelle que, par un amendement constitutionnel, le juge militaire siégeant au sein de la cour de sûreté de l'État a été remplacé par un juge civil. L'arrêt du 19 octobre 1999 a été rendu par la cour de sûreté de l'État siégeant en sa nouvelle composition, en l'absence de juge militaire.

44. Le requérant réitère ses allégations.

45. La Cour constate que le requérant a été initialement poursuivi devant une cour de sûreté de l'État composée de trois juges, parmi lesquels un magistrat militaire. Au cours de cette procédure, à la suite de la modification de l'article 143 de la Constitution par la loi no 4388 du 18 juin 1999, les juges militaires ont été écartés de la composition des cours de sûreté de l'État et remplacés par des juges civils. Ainsi en a-t-il été du juge militaire ayant connu jusque lors du cas du requérant.

46. Cela étant, le remplacement du juge militaire par un magistrat civil au cours d'un procès pénal ne saurait, à lui seul, résoudre le problème institutionnel soulevé en l'espèce : il faut qu'il soit établi que les doutes pesant quant à la régularité de l'ensemble de la procédure aient été suffisamment dissipés après le changement collégial (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 115, CEDH 2005-..., et Ceylan c. Turquie (déc.), no 68953/01, CEDH 2005-...). Il convient ainsi, dans chaque cas, d'examiner d'abord la nature des actes de procédure adoptés avec la participation du juge militaire, en établissant une distinction entre actes " préliminaires " et ceux relevant " du fond ", puis ensuite de vérifier si les actes " sur le fond " ont été dûment renouvelés après le remplacement du juge militaire (Öcalan, précité, § 117)

47. En l'occurrence, au vu des pièces du dossier, la Cour souligne que la modification de la composition de la cour de sûreté de l'État n'est intervenue en l'espèce qu'à partir de l'audience du 6 juillet 1999. Ainsi, du 22 juin 1998 au 24 avril 1999, la cour de sûreté de l'État d'Istanbul était composée de trois juges, dont un magistrat militaire. Au cours de ces audiences, la cour a entendu le policier Mahir Koyuncu qui avait enregistré le discours et elle a renoncé à entendre l'autre policier, Muammer Dündar, en l'absence du requérant et de son avocate (paragraphe 16 ci-dessus). A l'audience du 12 janvier 1999, cette même cour a visionné la vidéo du discours et constaté qu'elle n'avait pas entendu la déclaration reprochée au requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Enfin, elle a entendu les policiers Kemal Çınar et Gülşen Bilgin, toujours en l'absence du requérant et de son avocate, au cours d'une audience incidente (paragraphe 21 ci-dessus). Or, la Cour relève que le requérant a catégoriquement nié les faits qui lui étaient reprochés et que les témoins qu'il avait cités à l'audience du 6 juillet 1999 devant la nouvelle cour de sûreté de l'État, composée de juges civils uniquement, ont confirmé ses dires. De plus, bien que le requérant ait demandé à réentendre les témoins à charge, la cour a rejeté cette demande (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour relève qu'ainsi la cour de sûreté de l'État a siégé en présence d'un magistrat militaire, lequel a participé aux audiences sur le fond et adopté des actes de procédure, non réitérés par les juges civils.

48. Or, la Cour rappelle que, dans l'arrêt Öcalan précité (§ 115), la Grande Chambre a estimé " que lorsqu'un magistrat militaire prend part à un ou plusieurs actes de procédure qui restent par la suite valables dans l'instance pénale concernée, l'accusé peut raisonnablement éprouver des doutes quant à la régularité de l'ensemble de la procédure ". Ainsi, le fait qu'un magistrat militaire ait participé, dans un procès contre un civil, à un acte de procédure faisant partie inhérente de l'instance, prive l'ensemble de la procédure de l'apparence d'avoir été menée par un tribunal indépendant et impartial.

49. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

2. Sur l'équité de la procédure devant la cour de sûreté de l'État et la Cour de cassation

50. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant.

51. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction (voir, notamment, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, p. 3074, §§ 44-45).

52. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner les présents griefs (voir Canevi et autres c. Turquie, no 40395/98, § 37, 10 novembre 2004, et Kutal et Uğraş c. Turquie, no 61648/00, § 32, 13 juin 2006).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

53. Le requérant dénonce une violation des articles 9 et 10 de la Convention au motif qu'il aurait prononcé les mots " Biji PKK ". La Cour décide d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 10 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

" 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. "

54. Le Gouvernement conteste cette thèse.

55. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle est parvenue (paragraphes 47-49 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de cette disposition.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A. Dommage

57. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral et 3 000 EUR à celui de préjudice matériel.

58. Le Gouvernement conteste les montants demandés et se réfère à l'arrêt Çıraklar précité (§ 82).

59. La Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral allégué (Çıraklar, précité, § 49).

60. Lorsque la Cour conclut qu'un particulier a été condamné par un tribunal qui ne remplissait pas les conditions d'indépendance et d'impartialité exigées par la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l'intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Öcalan, précité, § 210 in fine).

B. Frais et dépens

61. Le requérant demande 3 750 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour. Il réclame 2 000 EUR pour frais de traduction, de poste et de secrétariat.

62. Le Gouvernement conteste les montants réclamés.

63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'allouer au requérant la somme de 2 500 EUR à ce titre, moins les 715 EUR perçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

64. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'État d'Istanbul ;

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

4. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 10 de la Convention ;

5. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

6. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour frais et dépens, moins les 715 EUR (sept cent quinze euros) perçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur ladite somme, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 novembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič Greffier Président

ARRÊT KAVAK c. TURQUIE

ARRÊT KAVAK c. TURQUIE