DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EŞİDİR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête n o 54814/00)

ARRÊT

STRASBOURG

11 octobre 2005

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

 

En l'affaire Eşidir et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président
  
A.B. Baka
  
R. Türmen
  
K. Jungwiert
  
M. Ugrekhelidze
 M
me D. Jočienė, 
 M. 
D. Popović, juges,

et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2005,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 54814/00) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, MM. Vahap Eşidir, Zeki Başar, Mehmet Sıddık Aksaç, Kenan Ayaz, Nihat Yaşlı et Mehmet Ersin Derince (" les requérants "), ont saisi la Cour le 28 décembre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants sont représentés par Me Levent Kanat, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.

3.  Le 16 avril 2002, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Par une lettre du 30 septembre 2003, elle a informé les parties qu'elle se prononcerait, en application de l'article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4.  Les quatre premiers requérants sont nés respectivement en 1942, 1973, 1963 et 1969 et résident à Bolu, Van, Muş et Siirt. Les deux derniers requérants sont nés en 1959, et résident à Diyarbakır.

5.  À l'époque des faits, les requérants étaient tous membres de la structure locale d'un parti politique, le Parti de la Démocratie du Peuple (Halkın Demokrasi Partisi, " HADEP "), dans la ville de Bolu. Vahap Eşidir, Mehmet Sıddık Aksaç, Nihat Yaşlı et Mehmet Ersin Derince étaient des membres actifs du conseil d'administration du parti, Kenan Ayaz en était le responsable local et Zeki Başar était membre de la commission de la jeunesse.

6.  Le requérant Kenan Ayaz fut arrêté le 17 septembre 1997. Les requérants Vahap Eşidir, Mehmet Sıddık Aksaç, Nihat Yaşlı et Mehmet Ersin Derince furent arrêtés le 23 septembre 1997, et Zeki Başar le 24 septembre 1997. Leurs domiciles et lieux de travail furent perquisitionnés. A l'issue de leur garde à vue, le juge assesseur de la cour de sûreté de l'État d'Ankara (" la cour de sûreté ") ordonna leur arrestation.

7.  Par un arrêt du 6 mai 1998, la cour de sûreté condamna chaque requérant à une peine d'emprisonnement de trois ans et neuf mois, assortie d'une interdiction de travail de trois ans dans le secteur public, pour aide et assistance à une bande armée séparatiste, en application de l'article 169 du code pénal. La cour de sûreté fit une appréciation globale des activités des requérants et constata que, sous couvert d'activités au sein du HADEP, ils avaient facilité les agissements criminels d'une bande armée séparatiste en exposant les photos des leaders de cette bande aux murs des locaux du parti et en diffusant dans le bâtiment du parti les émissions d'une chaîne de télévision créée à l'initiative d'une bande armée séparatiste, tout en invitant les jeunes non-membres du parti à regarder ces émissions. Ils étaient également en possession de diverses publications, calendriers sur lesquels figuraient des photos de combattants appartenant à cette bande armée et tués lors des affrontements avec les forces de l'ordre, cassettes vidéo et audio faisant la propagande de cette bande armée et avaient utilisé les couleurs rouge, jaune et verte (couleurs symboliques des nationalistes kurdes) sur les panneaux d'affichage du parti. Dans ses attendus, la cour de sûreté cita les passages suivants, tirés des cassettes vidéo, audio et des revues saisies :

Cassette vidéo no 1 : [l'ancien député du parti politique DEP, Yaşar Kaya] : " N'oublions pas les martyres du Kurdistan. Nous étions en prison il y a trois/quatre ans ; nous n'avions personne ; les Kurdes n'avaient personne ; ils n'avaient pas de parti, pas de route, ils n'avaient pas de parlement, ni de guérilla dans les montagnes. Aujourd'hui au Kurdistan, la guérilla est dans les montagnes, pour verser son sang pour nous. Soyez conscient de la valeur de cette guérilla et de votre parti. Aujourd'hui les Kurdes savent ce qu'est la liberté. Ils connaissent le Kurdistan. Nous devons tous ça à la guérilla. Ils vous protègent. Ils se battent pour vous. Il faut que les kurdes luttent [pour le Kurdistan]. Nous ne pouvons rien faire en restant chez nous. On va ouvrir le parlement au Kurdistan (...). Les pays européens sont très importants pour nous. Soyez conscient de leur valeur. Ils nous aident. " [le discours est suivi des images montrant l'entraînement des militants armés dans les montagnes].

Cassette vidéo no 2 : [ Un vidéo-clip musical assorti d'images des militants armés lors d'un entrainement dans les montagnes ].

Cassette vidéo no 3 : " Nous allons détruire cette administration. Nous allons fonder le Kurdistan. "

Cassette vidéo no 4 : " Tu es un martyre du Kurdistan. L'armée turque ne peut lutter contre nous. Ils se sont enfuis. "

Cassette audio (une chanson) : " Comme ce monde est cruel.

Kurdistan est entre les mains de l'ennemi. 

Kurdistan est joli, nous l'aimons depuis des siècles, depuis des siècles, nous luttons. 
Nous jurons, nous n'allons pas t'oublier. 
Nous allons fonder le Kurdistan, tous ensemble. "

" Les amis qui ne sont pas morts. Que vous célébriez vos noces pour les martyres du Kurdistan. Les peuples se sont révoltés [à travers l'histoire], le peuple se révolte pour le Kurdistan libre. Ils luttent ensemble avec la guérilla. "

" Militant, ô militant,

Kurdistan est amoureux de toi.

Soyons ensemble et fondons le Kurdistan.

Recouvrez mon cercueil par un tissu jaune, rouge et vert. Ils ont tué mon amour.

C'est un honneur de mourir à Amed [Diyarbakır en kurde].

Les jeunes, levez-vous. Révoltez-vous comme des hommes, comme des lions.

Habillez-vous, préparez-vous à la guerre.

Ô les jeunes, levez-vous, écrasez le crâne de l'ennemi.

Il disait : 'Je part pour Kerkük. Je vais acheter une bouteille de vin.

Je vais l'emmener au Peshmerga, sur la montagne de Dehok.

Peshmerga fait couler son sang pour nous ; pour la liberté de notre peuple.' "

Le numéro 67 de la revue 'Peuple libre' : " La paix ne passe pas par la négation de notre peuple. Soit vous allez vous mettre d'accord avec nous, soit vous crèverez. " (...) " Tous les gouvernements en Turquie, pour se montrer digne de leurs fonctions devant le peuple, font couler du sang ou montent des complots. Ce gouvernement ne peut plus survivre sans le soutien international moral et matériel. Pour la première fois de son histoire, le Kémalisme a perdu le soutien des dynamiques intérieures. La résistance et le processus de libéralisation, qui ont provoqué la perte de ce soutien, sont entrés dans leur treizième année d'existence. La lutte politique de notre peuple, pour obtenir son droit à déterminer son propre destin, fut réprimée par les dirigeants qui utilisaient tous les avantages de l'appareil étatique. La lutte légitime de notre peuple s'est fortifiée au moment où elle a obtenu les moyens de lutte du prolétariat révolutionnaire. L'indépendance et la liberté ne sont plus des rêves lointains, mais des projets dont la réalisation est une question de temps. (...) Mettre fin à la souveraineté Kémaliste n'est possible qu'au moyen de lutte révolutionnaire. Les enfants du peuple sont envoyés au combat par les décisions d'un groupe de collaborateurs, pour être massacrés. Ils utilisent les média pour manipuler les sentiments du peuple. (...) Mais, la pression par la terreur idéologique et la violence exercées sur le peuple opprimé et exploité, n'empêchera pas celui-ci de se soulever.

(...)

" Si tu luttes contre le PKK, tu es obligé de négocier avec lui. Si on dit que la guerre doit se terminer, cela n'est possible qu'en faisant appel à chacun des deux adversaires. Une tentative de paix, sans prendre en compte les raisons et les sujets de cette guerre, ne peut pas réussir. (...) La vraie paix est celle imposée par les combattants. (...) Il faut insister sur ce fait. "

8.  Les requérants se pourvurent en cassation et demandèrent qu'une audience soit tenue. Ils soutinrent que les éléments de preuve en kurde n'avaient pas été correctement traduits en turc par des traducteurs assermentés qualifiés.

9.  Le 14 décember 1999, lors de l'audience tenue devant la Cour de cassation, le procureur général auprès de cette haute juridiction présenta ses observations sur le pourvoi et demanda son rejet. A l'issue de l'audience, la Cour de cassation confirma l'arrêt de la cour de sûreté de l'Etat du 6 mai 1998.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

10.  Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l'époque des faits concernant les cours de sûreté de l'État, sont décrits dans Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie, (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).

11.  L'article 169 du Code pénal, à l'époque des faits, se lisait comme suit :

" Sera condamné à une peine allant de trois à cinq ans d'emprisonnement (...), quiconque, tout en ayant conscience de la position et qualité d'une telle bande ou organisation armée, l'aidera ou lui fournira un hébergement, des vivres, armes et munitions ou des vêtements, ou facilitera ses agissements de quelque manière que ce soit. "

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

A.  Article 6 de la Convention

12.  Les requérants allèguent que la cour de sûreté de l'État qui les a jugés et condamnés ne constitue pas un " tribunal indépendant et impartial " qui eût pu leur garantir un procès équitable, en raison de la présence d'un juge militaire en son sein.

Les requérants allèguent aussi le manque d'équité dans la procédure pénale car d'une part, la traduction en turc de pièces à conviction rédigées en kurde n'aurait pas été effectuée correctement ou par des traducteurs assermentés ; d'autre part, les observations du procureur près de la Cour de cassation ne leur auraient pas été notifiées en temps utile afin de leur permettre de préparer effectivement leur défense.

Ils y voient une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

" 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; (...) "

13.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter, pour non-respect du délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention, le grief concernant la composition de la cour de sûreté de l'Etat. Il soutient que la décision interne définitive, concernant le grief relatif au manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat, est celle rendue par cette même juridiction. A cet égard, il fait valoir que ni la cour de sûreté de l'Etat ni la Cour de cassation n'étaient habilitées à se prononcer sur ce grief dans la mesure où la composition des cours de sûreté de l'Etat découlait, à l'époque des faits, de la législation interne. Il en conclut que les requérants auraient dû introduire leur requête dans les six mois suivant le moment où ils s'étaient rendus compte de l'inefficacité des recours internes, c'est-à-dire à partir de l'arrêt de la cour de sûreté de l'Etat, à savoir le 6 mai 1998. A l'appui de son argumentation, le Gouvernement fait référence à la jurisprudence de la Cour (Kalan c. Turquie (déc.), no 73561/01, 2 octobre 2001).

14.  La Cour rappelle qu'elle a rejeté une exception semblable dans l'affaire Özdemir c. Turquie (no 59659/00, 6 février 2003). Elle n'aperçoit donc aucun motif de déroger à sa précédente conclusion et rejette l'exception du Gouvernement.

15.  La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, que ces griefs doivent faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en effet qu'ils ne se heurtent à aucun motif d'irrecevabilité.

B.   Articles 9, 10 et 11 de la Convention combinés avec son article 14

16.  Les requérants se plaignent que leur condamnation au pénal a enfreint leur droit à la liberté de pensée, d'expression et d'association. Ils invoquent à cet égard les articles 9, 10 et 11 de la Convention combinés avec son article 14. La Cour considère qu'il y a lieu d'examiner ces griefs sous l'angle de l'article 10 de la Convention combiné avec son article 14.

Aux termes du premier de ces textes :

" 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime (...) "

Le second précise ce qui suit :

" La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. "

17.  Le Gouvernement soutient que les documents et les enregistrements saisis lors des perquisitions ne constituent pas une simple expression inoffensive et pacifique d'une pensée mais ont été minutieusement préparés en vue d'une propagande séparatiste. Invoquant l'affaire Zana c. Turquie (arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 14, § 58), il avance que les documents et enregistrements audio et vidéo saisis incitaient ouvertement à la violence et à l'hostilité et que la condamnation des requérants était nécessaire dans une société démocratique.

18.  La Cour note que les juridictions nationales ont estimé, après une évaluation globale des activités des requérants et des documents et enregistrements audiovisuels en leurs possessions prônant la lutte menée par une bande armée, que les requérants avaient prêté assistance, de manière continue, à une bande armée au sens de l'article 169 du code pénal.

19.  A la lumière de ce qui précède, la Cour observe que les requérants n'ont pas été condamnés pour avoir exprimé leurs opinions ou participé à une réunion, mais pour avoir prêté assistance à une organisation illégale, qualifiée en droit turc de " terroriste ". Partant, elle estime que la condamnation des intéressés ne saurait s'entendre comme une ingérence dans leurs droits au regard de l'article 10 (voir, entre autres, Kılıç c. Turquie (déc.), no 48498/98, 8 juillet 2003, Aksaç c. Turquie (déc.), no 41956/98, 15 janvier 2004, et Sirin c. Turquie (déc.), no 47328/99, 27 avril 2004).

Aucune question distincte ne se pose au regard de l'article 14.

Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II.  SUR LE FOND

1.  Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'État

20.  Le Gouvernement conteste l'existence d'une violation.

21.  La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 35-36).

22.  La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente. Elle constate qu'il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l'État d'infractions relatives à la " sécurité nationale ", aient redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la cour de sûreté de l'État se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1573, § 72 in fine).

23.  La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné les requérants, la cour de sûreté de l'État n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.

Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ce point.

2.  Sur l'équité de la procédure pénale

24.  La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

25.  Eu égard au constat de violation du droit des requérants à voir leur cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner le présent grief (voir, entre autres, Çiraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

26.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A.  Dommage

27.  Les requérants allèguent avoir subi un préjudice matériel. M. Eşidir l'évalue à 40 000 euros (EUR), et MM. Başar, Ayaz, Yaşlı, Derince et Aksaç à 30 000 EUR chacun du fait de la perte de revenus professionnels.

28.  Ils réclament en outre la réparation d'un dommage moral. M. Eşidir l'évalue à 25 000 EUR, et MM. Başar, Ayaz, Yaşlı, Derince et Aksaç à 15 000 EUR chacun.

29.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

30.  En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'État aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder aux requérants une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).

31.  Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çiraklar, précité, p. 3074, § 49).

32.  Lorsque la Cour conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, elle estime qu'en principe le redressement le plus approprié consisterait à faire rejuger le requérant à la demande de celui-ci et en temps utile (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH-2005, § 210).

B.  Frais et dépens

33.  Les requérants demandent également 13 250 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour. A titre de justificatifs, ils fournissent un tarif d'honoraires minimums applicables publié par le barreau d'Ankara.

34.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

35.  La Cour relève que les requérants n'ont que partiellement réussi à établir leurs griefs sur le terrain de la Convention et rappelle que ne peuvent être remboursés au titre de l'article 41 que les frais et dépens réellement et nécessairement exposés. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et l'accorde, conjointement, aux requérants.

C.  Intérêts moratoires

36.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1 Déclare recevables les griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

2.  Déclare irrecevables les griefs tirés des articles 9, 10 et 11 de la Convention combinés avec son article 14 ;

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du défaut d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'État d'Ankara ;

4.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

5.  Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

6.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt exigible au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Naismith J.-P. Costa 
 Greffier adjoint Président


ARRÊT EŞİDİR ET AUTRES c. TURQUIE


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