DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE BAZANCİR ET AUTRES c. TURQUIE

 

(Requêtes nos 56002/00 et 7059/02)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

11 octobre 2005

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


 

En l'affaire Bazancir et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  J.-P. Costa, président,
                   A.B. Baka,
                   I. Cabral Barreto,
                   R. Türmen,
                   V. Butkevych,
          Mme   D. Jočienė,
          M.     D. Popović, juges,
et de M. S. Naısmıth, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2005,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 56002/00 et 7059/02) dirigées contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet Etat, MM. Yaşar Bazancir, Nevzat Bazancir, Ali Haydar Bazancir, Serdal Bazancir, Yılmaz Budancamanak et Abdullah Bozkurt (" les requérants "), ont saisi la Cour les 31 janvier et 15 février 2002 respectivement en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2.  Les requérants sont représentés par Me S. Çınar, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Les requérants se plaignaient de la durée de leur garde à vue et de l'absence de recours pour contester la légalité de celle-ci.

4.  Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Par une décision du 24 juin 2004, la Cour a décidé de joindre au fond l'exception du Gouvernement concernant l'épuisement du recours prévu à l'article 128 § 4 du code de procédure pénale et de déclarer les requêtes recevables.

6.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non les requérants (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). Les présentes requêtes ont été attribuées à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8.  Les requérants sont nés respectivement en 1981, 1978, 1980, 1976, 1977 et 1980.

9.  Le 4 août 1999, les deuxième, troisième, quatrième et sixième requérants et le 5 août 1999, les premier et cinquième requérants furent arrêtés par des agents de la direction de la sûreté de Bingöl, section de la lutte contre le terrorisme. Ils étaient soupçonnés d'être membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et de porter aide et assistance à cette organisation.

10.  Le procureur de la République de Bingöl ordonna leur maintien en garde à vue pendant quatre jours.

11.  Le 7 août 1999, le juge assesseur près le tribunal de police de Bingöl, sur requête du procureur de la République, prorogea la durée de la garde à vue des deuxième, troisième, quatrième et sixième requérants de trois jours à compter du 8 août 1999.

12.  Le 9 août 1999, le juge assesseur, toujours sur requête du procureur de la République, prolongea la durée de la garde à vue des premier et cinquième requérants de trois jours également.

13.  Le 11 août 1999, les requérants furent entendus par le procureur de la République. Le même jour, ils furent traduits devant le juge assesseur qui ordonna leur mise en détention provisoire.

14.  Le 27 août 1999, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır, reprochant aux premier et deuxième requérants d'être membres du PKK et aux autres de porter aide et assistance à cette organisation, intenta une action pénale sur le fondement des articles 168 § 2 et 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.

15.  Le 22 mars 2001, la cour de sûreté de l'Etat acquitta les troisième, quatrième et sixième requérants. Elle reconnut les autres requérants coupables des faits qui leur étaient reprochés et condamna les premier et deuxième à douze ans et six mois d'emprisonnement et le cinquième à trois ans d'emprisonnement.

16.  Le 15 août 2001, la Cour de cassation confirma cet arrêt.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17.  En vertu de l'article 128 du code de procédure pénale en vigueur à l'époque des faits, toute personne arrêtée devait être traduite devant un juge dans les vingt-quatre heures et, en cas d'infraction collective, dans un délai de quatre jours. Ce délai pouvait être prolongé jusqu'à sept jours, sur requête du procureur de la République, par décision d'un juge.

Le 3 octobre 2001, l'article 19 § 5 de la Constitution fut modifié par l'article 4 de la loi no 4709 comme suit :

" (...)

La personne arrêtée ou détenue doit être traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures et, en cas d'infractions collectives, dans les quatre jours (...) Nul ne peut être privé de sa liberté au-delà de ces délais sans une décision d'un juge. Ces délais peuvent être prolongés pendant l'état d'urgence.

(...) "

A la suite à cet amendement constitutionnel, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale et de la loi portant réglementation de la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat ont été modifiées en ce sens.

18.  L'article 128 § 4 du code de procédure pénale, tel que modifié par la loi no 3842/9 du 18 novembre 1992, est ainsi rédigé :

" (...)

La personne arrêtée ou son défenseur ou son représentant légal ou un parent de premier ou deuxième degré ou son époux(se) peut saisir le juge d'instance pour contester la prolongation de la garde à vue sur ordre du procureur de la République ou l'arrestation afin d'obtenir la libération immédiate. Le juge d'instance examine immédiatement la requête sur dossier ou dans un délai maximum de vingt-quatre heures. Dans le cas où il estime que la prolongation ou l'arrestation est justifiée, le juge d'instance rejette la demande ou décide de la présentation sans délai de l'intéressé devant le procureur de la République avec le dossier d'enquête.

(...) "

Dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat, l'article 128 du code de procédure pénale n'était applicable que dans sa version antérieure aux modifications du 18 novembre 1992, version qui ne prévoyait pas de recours pour les personnes arrêtées ou maintenues en garde à vue sur ordre du parquet.

Depuis la modification de l'article 31 de la loi no 2845 portant réglementation de la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat le 6 mars 1997, l'article 128 § 4 trouve également application dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 §§ 3 ET 4 DE LA CONVENTION

19.  Les requérants se plaignent de la violation de l'article 5 §§ 3 et 4 de la Convention, lequel, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

" 3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.

4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. "

20.  Le Gouvernement allègue que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes faute pour les requérants d'avoir formé un recours sur le fondement de l'article 128 § 4 du code de procédure pénale.

21.  Dans sa décision sur la recevabilité du 24 juin 2004, la Cour a estimé que cette exception soulevait des questions étroitement liées à celles posées par le grief tiré de l'article 5 § 4 de la Convention, et l'a jointe au fond. Aussi l'examinera-t-elle dans le cadre de son appréciation du grief formulé par les requérants sous l'angle de l'article 5 § 4.

A.  Grief tiré de l'article 5 § 3

22.  Les requérants se plaignent de ne pas avoir été aussitôt traduits devant un magistrat ou un juge après leur arrestation.

23.  Le Gouvernement soutient que la durée de la garde à vue appliquée aux requérants était en conformité avec la législation en vigueur à l'époque des faits et que la nature des infractions qui leur étaient imputées exigeait une telle prolongation de cette période. Il ajoute que, depuis l'amendement constitutionnel intervenu le 3 octobre 2001, la durée de garde à vue ne peut excéder quatre jours.

24.  En l'espèce, la garde à vue des deuxième, troisième, quatrième et sixième requérants a débuté 4 août 1999 et celle des premier et cinquième requérants le 5 août 1999 avec leur arrestation, et pris fin le 11 août 1999, lorsqu'ils ont comparu devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l'Etat. Elle a donc duré sept jours pour les deuxième, troisième, quatrième et dernier requérants et six jours pour les autres.

25.  La Cour rappelle que, dans l'affaire Brogan et autres c. Royaume-Uni (arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145‑B, p. 33, § 62), elle a jugé qu'une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans contrôle judiciaire allait au-delà des strictes limites de temps fixées par l'article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme.

26.  La Cour ne saurait donc admettre qu'il ait été nécessaire de détenir les requérants pendant six à sept jours avant qu'ils ne soient " traduits devant un juge. "

27.  Partant, il y a eu violation de l'article 5 § 3.

B.  Grief tiré de l'article 5 § 4

28.  Les requérants se plaignent de l'absence d'une voie de recours leur permettant de mettre en cause la légalité de leur garde à vue.

29.  Le Gouvernement fait observer que les requérants ont omis de saisir le juge d'instance pour faire contrôler la légalité de la garde à vue, recours prévu par l'article 128 § 4 du code de procédure pénale. Il ajoute que, depuis le 6 mars 1997, cette disposition trouve également à s'appliquer dans la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat.

30.  La Cour rappelle que dans son arrêt Öcalan c. Turquie ([GC], no 46221/99, 12 mai 2005), elle a considéré que le contrôle effectué par le juge national sur la légalité de la détention en vertu de l'article 128 § 4 du code de procédure pénale ne respectait pas les exigences de l'article 5 § 4.

31.  Dans la présente affaire, la Cour n'aperçoit aucune raison de s'écarter de cette conclusion. A cet égard, elle rappelle qu'au stade de la recevabilité, le Gouvernement a été invité à soumettre des observations complémentaires sur l'efficacité du recours prévu par l'article 128 § 4 du code de procédure pénale au regard de l'article 5 § 4 de la Convention et à fournir des exemples de décisions judiciaires en ce sens. Après leur examen, la Cour parvient aux mêmes constatations que dans l'affaire Öcalan. D'une part, dans aucune de ces décisions, le juge national n'a ordonné la mise en liberté des intéressés, même après avoir constaté que le délai légal était écoulé ou qu'il manquait l'ordonnance du parquet prescrivant le maintien de la garde à vue ; il s'est contenté de renvoyer les intéressés devant le juge chargé de la mise en détention. D'autre part, dans aucune des procédures aboutissant aux décisions judiciaires mentionnées par le Gouvernement, le prévenu en garde à vue n'a comparu devant le juge. Ce dernier a effectué son contrôle uniquement sur dossier, à la suite du recours introduit par l'avocat concerné.

32.  De surcroît, les accusations portées contre les requérants revêtaient une certaine gravité et la durée de leur garde à vue était conforme à la législation nationale. Dès lors, une opposition sur ce point devant un juge d'instance était loin de présenter des chances d'aboutir à une remise en liberté (voir Öcalan, précité, § 70).

33.  La Cour rejette donc l'exception du Gouvernement et conclut qu'il y a eu violation de l'article 5 § 4.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

34.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

35.  Les requérants n'ont présenté aucune demande de satisfaction équitable bien que, dans la lettre adressée à leur conseil le 28 juin 2004 en recommandé avec accusé de réception, leur attention ait été attirée sur l'article 60 du règlement de la Cour.

36.  Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Rejette l'exception du Gouvernement ;

 

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;

 

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 4 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    S. Naısmıth                                                                        J.-P. Costa
   Greffier adjoint                                                                          Président