Tous les chemins ne mènent plus à Rome

Sous la dir. de René Luneau et Patrick Michel, Paris, Albin Michel, 1995, 440 p.

 

Hinweis: Diese Rezension übernehmen wir mit freundlicher Genehmigung aus der Revue de droit canonique (Strasbourg).

 

C'est peut-être Georges Brassens qui a inspiré le titre de ce livre, lui qui chantait il y a quelques décennies :

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" Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome.
Mais les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux. "

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Les braves gens d'aujourd'hui ont changé : eux qui suivaient sans rechigner les chemins officiels du catholicisme se sont mis à dévier. C'est donc à décrire " les mutations actuelles du catholicisme ", selon le sous-titre, qu'est consacré cet ouvrage qui s'inscrit dans une lignée célèbre : Le Retour des certitudes (Paris, Le Centurion, 1987), ou Le Rêve de Compostelle (1992), déjà codirigés par René Luneau (à l'époque avec Paul Ladrière).

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La plupart des auteurs sont sociologues, l'un ou l'autre est ecclésiologue ou canoniste. Ils appartiennent presque tous au cnrs français ou à l'Université Laval de Québec. Dans une substantielle introduction, René Luneau expose ce qu'il considère comme la clé du pontificat de Jean Paul II : la préparation du Jubilé de l'an 2000. La lettre apostolique Tertio Millenio adveniente (1994) est un document essentiel : le pape y livre sa vision de la situation actuelle de l'Église et de son avenir. Mais le sociologue pose la question : le catholicisme a-t-il encore les moyens de son ambition ? Les dissonances entre le discours de l'Église, pétrie de certitudes, et les réalités du monde moderne, fait de diversités, vont en s'aggravant.

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Les quatorze articles publiés abordent des sujets divers. Le canoniste sera plus particulièrement attiré par la première partie, consacrée aux " difficultés de la régulation ecclésiale ". Jacques Palard traite de la démocratie dans l'Église, en étudiant le synode diocésain de Bordeaux de 1990-1993 (vu comme " analyseur institutionnel "). Il constate une double évolution : les synodes renforcent le pôle diocésain dans l'Église (au détriment de la collégialité et des conférences épiscopales), et centralisent le pouvoir local dans les mains de l'évêque, qui en dernier ressort décide seul. Ces traits sont particulièrement marqués à Bordeaux, en raison des positions théologiques tranchées de l'archevêque du lieu. J. Palard affirme que le pouvoir législatif de l'évêque " ne peut en fait s'exercer que dans le cadre des propositions qui lui sont présentées par l'assemblée ; l'évêque ne dispose donc que d'une compétence liée " : cette expression, " compétence liée ", est sans doute excessive, l'évêque restant bien, du point de vue canonique, seul maître du jeu. Concrètement, à Bordeaux, aucun des textes votés par le synode n'a finalement été promulgué par l'archevêque. Paul-André Turcotte étudie les ministères catholiques au Québec : vieillissement du clergé, débats sur l'ordination des femmes ou le mariage des prêtres, promotion des ministères laïcs, le tableau n'est pas différent de ce qu'on connaît ailleurs. Notre collègue Francis Messner présente le droit canonique : c'est nouveau dans un ouvrage de sociologie ! En 25 pages sont évoqués l'histoire du droit canonique, son fondement théologique et/ou juridique, et surtout les contradictions qu'il affronte actuellement. Ainsi, le régime des associations, tel qu'il est établi dans le Code de 1983, réduit-il à la portion congrue ce qui est pourtant l'essence même d'une association, à savoir la volonté commune de ses membres (c'est le cas surtout des associations publiques). La liberté d'expression, garantie par le Code, est partiellement vidée de son contenu par les limitations que le même Code lui apporte. La révocation de Mgr Gaillot a illustré les dysfonctionnements canoniques de l'Église catholique : procédure expéditive, motifs inconsistants, appel impossible... Il n'est pas étonnant que le droit canonique soit peu connu et mal reçu, sauf en ce qui concerne les permanents ecclésiastiques, auxquels les législations étatiques appliquent le droit interne de leur Église. Bref, le droit canonique court le risque ou est en train de se marginaliser. Jan Kerkhofs explore les rapports souvent conflictuels entre " l'Église et ses intellectuels ", à partir de l'enquête européenne de 1990 sur les valeurs. L'originalité du travail tient au fait que, par intellectuels, il n'entend pas seulement les théologiens, mais l'ensemble des catholiques qui ont fait des études supérieures, en particulier ceux qui s'expriment : journalistes, écrivains, enseignants, médecins, etc. Plutôt que d'opinion publique, il préfère parler de " conscience collective " à l'intérieur de l'Église, ou encore de sensus fidelium. Il faudrait même, selon lui, parler des consciences collectives au pluriel : elles s'affrontent à tous les niveaux de l'Église, y compris au sein de l'épiscopat.

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Il n'est possible de passer ici en revue l'ensemble des contributions, dont les sujets sont fort disparates : les médias, la nouvelle évangélisation, l'ambivalence œcuménique de Jean Paul II (Jean-Paul Willaime), le sida, Haïti, les sectes au Guatemala, l'affaire Gaillot (Danièle Hervieu-Léger), le " dernier pape " (Patrick Michel), etc.

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L'unité du volume tient à la démarche, qui est sociologique. Les sociologues du christianisme se veulent scientifiques, mais ne peuvent se déprendre d'une passion pour l'objet de leurs études. On a parfois le sentiment qu'ils cherchent à donner des conseils à l'Église catholique : qu'elle évite les écueils de l'immobilisme, qu'elle apprenne à écouter plutôt qu'à parler, qu'elle vive enfin avec son temps. Autrement dit, tout sociologues qu'ils soient, les auteurs adoptent parfois un ton homilétique : ce peut être agaçant, ou attendrissant, au choix du lecteur. C'est sans doute impossible à éviter. L'ensemble est sans conteste intéressant.

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Jean Werckmeister